Ecrit le 3 mars 2010
La France est fatiguée
Le constat n’est pas neuf, notre société est fracturée, mais jamais cette réalité n’a été aussi aiguë . Dans son rapport annuel remis le 23 février 2010, le médiateur de la République évoque « la vitesse et la prégnance avec lesquelles le sentiment d’injustice se diffuse dans la société ». (1)
En voici des extraits :
Le premier fossé entre les citoyens et l’État, c’est celui que creuse la loi par une complexité croissante, qui met sa compréhension hors de portée de l’individu. La conséquence : les administrés méconnaissent leurs droits et ont souvent du mal à les respecter. Face à eux, des fonctionnaires peinent : se considérant comme de simples pions dans un système qui les dépasse et leur impose sa force d’inertie, ils cèdent parfois à la tentation d’une application des textes plus formelle qu’humaine. Cette rupture est accentuée par l’agressivité ou la violence, qui prennent peu à peu le pas sur le respect de l’autre. Des deux côtés, un sentiment de fragilité et d’isolement qui ne laisse en partage que la souffrance.
A cet éloignement s’ajoute pour le citoyen l’impression d’être « ballotté » par d’incessants changements qui lui semblent s’accomplir toujours à son détriment. Ainsi de la réorganisation d’EDF-GDF au nom de l’ouverture à la concurrence, qui a débouché pour l’usager sur un recul qualitatif de l’offre de services et a parfois même été source de préjudices.
L’impact de la crise est venu aggraver la situation, accroissant le contraste entre la richesse collective de la France et la situation des moins favorisés. Jamais le risque de basculer dans la précarité n’a semblé si grand à autant de nos concitoyens.
Face à la détresse d’un nombre croissant de citoyens au parcours de vie marqué par des ruptures : aussi bien professionnelles, familiales, que géographiques :, les réponses de la société en termes de politiques de solidarité, font montre d’une efficacité déclinante. Trop distendu, le filet social qui doit atténuer les chocs en vient à infliger des blessures supplémentaires à ceux qu’il est censé aider.
Vient s’ajouter un facteur supplémentaire : la distorsion de plus en plus marquée entre la réalité vécue par les administrés et le reflet qu’en donnent les multiples indicateurs dont disposent les services de l’État. Contractualiser les objectifs, valoriser les résultats, imprégner l’ensemble de la sphère publique de la culture de la performance, pourquoi pas ? Encore faudrait-il que ces indicateurs soient pertinents et n’aient pas pour seule finalité de satisfaire une hiérarchie ou de servir de faire-valoir médiatique. Encore faudrait-il, également, que ces indicateurs parviennent d’une manière ou d’une autre à intégrer la dimension psychologique de la relation avec l’usager, par définition difficilement quantifiable.
La rationalisation tant souhaitée des administrations est censée mettre fin à la gabegie et optimiser l’efficacité et le rendement des organisations du travail dans la fonction publique. Fort logiquement, cette rationalisation se traduit d’abord par une standardisation des réponses et un traitement de masse des dossiers appuyé par l’outil informatique. Dans le même temps, on constate une demande de personnalisation de la part des usagers et un souhait de ne pas être assimilés à un numéro de dossier, pour une affaire qui est parfois l’histoire de toute une vie, avec ce qu’elle comporte d’incertitudes et de souffrances. « Ces deux tendances, personnalisation et rationalisation, ne sont opposées qu’en apparence et je suis convaincu de la possibilité de trouver des solutions compatibles ».
Finalement, notre système dans son ensemble se fragilise d’année en année. L’époque où le « vivre ensemble » se fondait sur l’existence de règles communes, sur des autorités de proximité les faisant respecter, et sur des citoyens qui les connaissaient et y adhéraient, semble révolue. Les espérances collectives ont cédé la place aux inquiétudes collectives et aux émotions médiatiques. Notre société gère son angoisse par une décharge d’agressivité là où nous attendions un regain de solidarité. J’en veux pour preuve la généralisation et la banalisation des faits de violence, à l’école, en famille, dans les hôpitaux, envers la police.
Les grandes équations qui permettaient le consensus au sein de notre société semblent marquées d’obsolescence : un diplôme ne garantit plus un travail, une intervention étatique ne garantit plus la correction ou la suppression d’une injustice. Notre société en quête de sens se révèle aujourd’hui plus usée psychologiquement que physiquement. L’individualisme met en exergue l’individu et le valorise dans ses réussites, l’isole dans ses échecs et développe alors parfois le mépris de soi qui engendre le mépris des autres.
La reconstruction du « vivre ensemble » ne pourra se faire sans offrir à chacun une place au sein du collectif, indépendamment de sa valeur sur le marché du travail, une place où son utilité d’être social soit affirmée et sa dignité d’être humain respectée.
Maintenir et développer nos capacités d’écoute est primordial. Notre société développe des moyens d’expression pour chacun, innovation technologique à l’appui. Mais quelle place accorde-t-elle aujourd’hui à l’écoute ? Nous sommes en présence de personnes de plus en plus nombreuses qui ne trouvent nulle oreille attentive à leur situation et à leur douleur et qui, la frustration aidant, sont de plus en plus déterminées à se faire entendre : les séquestrations de patrons, cette année en sont une illustration. Je maintiens que notre société, dont le caractère anxiogène n’est guère en passe de diminuer, a plus que jamais besoin de lieux d’écoute et de décompression.
En découle la nécessité d’inventer de nouvelles attitudes administratives, à partir d’un tryptique : écoute, réponse, conseil afin de ne jamais laisser une question non résolue ou une démarche non aboutie.
Le doute exprimé par nos concitoyens envers leurs institutions appelle une réponse forte. La loi n’apparaît plus comme le bouclier du plus faible contre le plus fort, mais comme une nouvelle arme aux mains du plus fort pour asseoir sa domination contre le plus faible. Le système légal n’étant plus le calque d’un système juste, la tentation est grande soit de se diriger vers les systèmes illégaux, miroirs aux alouettes promettant une autre justice et cachant les pires exploitations, soit de laisser libre cours à sa colère et son exaspération contre le système établi, dans les accès de violence que nous ne connaissons désormais que trop bien.
Le soupçon est une gangrène pour notre démocratie. Lorsque ce soupçon est nourri par les acteurs publics eux-mêmes, capables de décrédibiliser une institution entière pour leur seul dessein personnel, lorsque acteurs locaux et décideurs centraux s’opposent au sujet de la décentralisation et ravivent les anciennes querelles, il convient d’appeler à nouveau à la responsabilité de tous les acteurs publics. Comment, à partir d’un service public, reconstruire des citoyens et restaurer le politique, voilà la vraie question.
Le temps d’écoute ne produit pas de richesses immédiates mais il produit du sens. Aider les décideurs politiques à garder du recul et à prendre le temps de la réflexion, concilier l’impatience de l’opinion et la qualité de la décision : autant d’exigences auxquelles une autorité forte et indépendante peut aider à satisfaire. Plus globalement, il s’agit de trouver, dans le nouveau rapport qui émerge entre le collectif et l’individu, un espace d’équilibre entre l’autorité légale et le respect de la personne.
(extrait du rapport de Jean Paul Delevoye)
(1) On peut trouver le rapport intégral ici :
http://www.mediateur-republique.fr/