Ecrit le 7 novembre 2012
Dans son discours prononcé le 11 novembre 2011, Nicolas Sarkozy avait donné le ton : la Grande Guerre, celle de 14-18, patriotique par excellence, est celle où « les familles de pensée, les origines, les classes sociales s’unirent dans la douleur et le sentiment profond d’une destinée commune ». Nous ne devons plus uniquement la commémorer, mais « communier, () avec les vertus de devoir, de courage et de sacrifice de ceux qui se sont tant battus pour nous, mais aussi avec leur douleur, car la douleur fut immense ». Car le grand massacre n’a pas suffi à calmer la folie des hommes. « Une autre horreur emporta le monde. A l’horreur de toutes les guerres, elle mêla celle du génocide, le crime inexpiable de la Shoah. » Puis il y eut d’autres guerres, et leurs morts, notamment ceux des opérations extérieures, « dont les noms devront être inscrits sur les monuments aux morts ».
La folie des hommes
C’est ainsi, maintenant, qu’il faudrait enseigner l’histoire aux élèves de première !
Annette Wieviorka, Directrice de recherches au CNRS, analyse les programmes enseignés depuis septembre 2011 en disant :
Rappelons que les programmes sont élaborés au sein du ministère de l’Éducation nationale. Ils imposent, sous l’intitulé « Questions pour comprendre le XXe siècle », l’étude de cinq thèmes. Une dizaine d’heures sont d’abord dévolues à « la croissance économique, mondialisation et mutations des sociétés depuis le milieu du XIXe siècle ». Sans transition, les élèves sont ensuite plongés dans le deuxième thème : « la guerre au XXe siècle », à laquelle ils consacrent seize ou dix-sept heures.
Ces guerres, envisagées comme un tout, débutent avec celle de 14-18 ; se poursuivent avec la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, et s’achèvent avec les « nouvelles conflictualités » (Sarajevo, guerre du Golfe, conflit israélo-palestinien...).
Ensuite dix à onze heures sont consacrées au « siècle des totalitarismes », sept à huit heures à la colonisation et la décolonisation. Le programme se termine par quinze à seize heures sur les Français et la République.
Bien des enseignants ont exprimé leur malaise devant ces programmes. Ils sont en effet fortement incités à privilégier deux approches :
- -1) la manière dont les deux conflits mondiaux témoignent de l’entrée dans la « guerre totale », aboutissant à la prise de conscience progressive de la nécessité d’une « régulation mondiale pour préserver la paix » ;
- -2) la guerre est celle des hommes qui la font ou qui la subissent. Ainsi, pour la Première Guerre mondiale, c’est l’« expérience combattante » qui est privilégiée ; pour la Seconde, la « guerre d’anéantissement » et le génocide des Juifs et des Tsiganes. Et dans ces expériences, celle des
souffrances et de la douleur.
La concurrence des victimes
Annette Wieviorka poursuit : Rien de tout cela ne va de soi. L’usage de la notion de « guerre totale » est devenu l’étalon de mesure de l’importance d’une guerre. Toutefois, cette notion ne dit rien du contexte dans lequel la guerre éclate, des forces qui la sous-tendent, des idéologies qui sont à l’œuvre.
Les auteurs de manuels ont bien perçu la difficulté de décrire des guerres sans chronologie et sans contexte : ils ouvrent les chapitres par des cartes montrant les belligérants et par des frises chronologiques. Mais le cœur du texte est consacré aux malheurs causés par les guerres, tous camps confondus, et illustrés par des textes d’écrivains français ou allemands, de poilus, de chansons comme celle de Craonne.
Nicolas Sarkozy pense, lui, que c’est la « folie des hommes » qui cause des génocides. Avec un tel présupposé, enseigner l’histoire reviendrait à extirper le mal ou la folie, présent en chacun de nous, en communiant avec les souffrances des hommes du passé.
Les manuels obéissant aux programmes, les hommes au pouvoir pendant cette période sont pratiquement absents, comme le sont l’Alsace-Lorraine ou les notions de patriotisme ou de nationalisme qui, pourtant, ont une histoire. La psychologie règne en maître. Les hommes sont « traumatisés » comme le sont les sociétés. Il n’est pas question de la révolution bolchevique, ni d’ailleurs du traité de Versailles.
Rien ne permet de comprendre le monde qui naît de cette guerre, sinon que tout le monde a beaucoup souffert.
Vient la Seconde Guerre mondiale dont la particularité est d’être un « degré supplémentaire dans la guerre totale ». Le lycéen ne sait toujours rien d’Hitler, du nazisme, du communisme : ils seront abordés dans les chapitres consacrés au « totalitarisme ». Il ignore et continuera d’ignorer le terme « antisémitisme ». Dans les manuels scolaires, les pages sur la Seconde Guerre mondiale mentionnent rarement ou pas du tout les noms de Hitler, Staline, Hirohito, Churchill ou de Gaulle. Les résistances sont absentes, ainsi d’ailleurs que la guerre en Asie.
Ce qui compte, c’est que cette guerre, encore plus totale que la Première, est une « guerre d’anéantissement » englobant toutes les victimes, les combattants comme les civils. Stalingrad devient une bataille d’anéantissement où la souffrance du combattant allemand répond à celle du combattant soviétique. Tous les bombardements sont mis sur le même plan, ceux du Blitz par la Luftwaffe comme celui de Dresde par les Alliés, sans parler de la bombe atomique, « une arme contre les populations civiles ».
Le cours d’histoire devrait être l’occasion de se dégager de l’air du temps, de réfléchir, d’analyser. La conception émanant des nouveaux programmes est au con-traire une conception compassionnelle tendant à faire communier les adolescents dans la douleur du passé. (1)
La défaite de la volonté de comprendre
Dans son allocution à la Sablière, le 21 octobre 2012, le député André Chassaigne (2) a déclaré : Rassembler les conflits du vingtième siècle dans le concept flou de « guerre totale » réduit ces conflits aux efforts et souffrances qu’ils ont engendrés, sans en aborder les enjeux, sans évoquer la contextualisation politique et idéologique de ces catastrophes successives. c’est alors la défaite de la volonté de comprendre, alors qu’il nous faut puiser dans les pages d’histoire, ici et ailleurs, les leçons nécessaires à la compréhension du moment présent :
â–º Analyser la montée du fascisme et du nazisme dans les années 30, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre la montée et la banalisation, aujourd’hui, des populismes xénophobes et nationalistes, en France, avec le Front National, comme en Hongrie, en Belgique comme en Grèce, et dans tant de pays européens ?
â–º Ne pas gommer les responsabilités du patronat dans la mise en place de la barbarie hitlériste et ne pas effacer la réalité du pétainisme industriel d’un Louis Renault, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre comment, et avec quels artifices, s’arcboutent aujourd’hui sur leurs privilèges les tenants de l’agent-roi ?
â–º Ne pas oublier les « wagons plombés » de Nuit et Brouillard, n’est-ce pas, aussi, gagner en lucidité et se questionner mieux, aujourd’hui, sur le sort réservé aux immigrés sans-papiers ?
â–º Rappeler l’histoire des brigades FTP MOI de Manouchian et de ses frères de combat, connaître le refus de chacun de ces jeunes résistants étrangers de se replier dans son identité arménienne, hongroise, espagnole ou allemande, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre, aujourd’hui, qu’un étranger peut être un complément à sa propre identité plutôt qu’un danger ? n’est-ce pas démontrer que l’identité d’un homme ou d’une femme va bien au-delà de l’appartenance à une communauté ?
â–º Expliquer le contenu précis et la mise œuvre concrète du programme du Conseil National de la Résistance pour reconstruire un pays dévasté, associant progrès économique et progrès social, n’est-ce pas faire comprendre, aujourd’hui, dans un monde en crise, pourquoi de nouvelles avancées sociales donneront de meilleurs résultats que le carcan de l’austérité présentée comme la seule solution ?
Des réflexions utiles à la veille de la commémoration du 11 novembre 1918.