(écrit le 2 avril 2003)
Rencontre avec Bertrand Tavernier
« Chez Husseÿne » au café turc à la Ville aux Roses, nappes claires sur fond bordeaux, on ne sert que des boissons non alcoolisées : un excellent thé, et le traditionnel café turc bien tassé. Au mur, les plans du futur lieu de réunion et de prière. Ce café est un lieu de discussion et de rencontres , entre hommes essentiellement (la place des femmes n’y est pas encore admise, de même que, chez nous, il y a quelque 30 ans encore, cela ne se faisait pas de voir une femme au café).
C’est dans ce lieu qu’avait lieu, samedi 22 mars 2003, la rencontre avec le cinéaste Bertrand Tavernier (53 films comme réalisateur, producteur ou scénariste, Deux Césars, Un Ours d’Or et le Prix Louis Delluc). Faire venir un cinéaste de cette envergure à Châteaubriant, c’était en soi un événement réussi par les 8 associations invitantes même si elles regrettent : « Nous n’avons pas touché tout le public que nous souhaitions ». Il est difficile, en effet, de faire « sortir » les habitants des HLM. Comme dit un gamin du quartier, pour qui il y a « la Ville aux Roses » et le reste du monde : « Moi je ne suis jamais allé à Châteaubriant ».
La haine du flic
Bertrand Tavernier s’est prêté pendant plus de deux heures à la discussion, sans paraître se lasser. Il a d’abord parlé de la vie à la Cité des Grands Pêchers, qui est le sujet de son film « De l’autre côté du Périph’ » : « Ce quartier n’est pas forcément représentatif de toutes les banlieues. J’y ai rencontré la délinquance, la violence policière gratuite, des gens non politisés malheureusement, mobilisés seulement autour de la haine du flic. Ils reprochent au maire ... ce qui ne dépend pas du maire, mais n’exigent pas du maire ce qu’il peut donner. Les flics, eux, parce qu’ils ne sont pas préparés à ce boulot difficile, ont des torts énormes : ils font l’amalgame entre tous les gens, se déplacent pour les gros dealers mais laissent faire les petits caïds, ceux justement qui embêtent tout le monde, ceux qui ont provoqué le vote Le Pen ».
Du concret
Pour B. Tavernier, le plus grave danger de toutes les cités, ce sont « les idées générales ». « A ceux qui disent : les étrangers sont ceci ou cela, il ne faut pas répondre par des idées générales, mais par des faits précis. Avec Le Pen, il faut aussi dire des faits précis, par exemple qu’il prône la préférence nationale mais qu’il a un compte en banque en Suisse... »
« Dans cette cité, exaspérée à la fois par la police et les petits caïds, j’ai rencontré une entraide, une vie communautaire, une atmosphère de sympathie qui me faisait penser à celle du Front Populaire, les personnes les plus touchantes et les plus émouvantes de ma vie »
L’image
Lui, le cinéaste, que pense-t-il du pouvoir de l’image ? « Le pouvoir est actuellement dans les mains des publicitaires qui transforment les citoyens en con-sommateurs ravis de s’asservir, d’être des esclaves heureux. Nous sommes passés d’un capitalisme du besoin, à un capitalisme du désir, le désir remplace le besoin » dit-il en montrant comment « les marques » des blousons, des chaussures ont de l’importance pour les jeunes « en leur faisant croire que cela leur donne une personnalité qu’ils ont peur d’acquérir tout seuls ».
Alors, le cinéma là-dedans ? « l’image ne peut pas changer une société. Le film de Jean Renoir, « la grande illusion » n’a pas pu empêcher la guerre. Un film ne peut pas à lui seul changer les idées des gens, mais il apporte des possibilités de discussion qui peuvent parfois aller plus loin : c’est ainsi que le film « je suis un évadé » a fait fermer les bagnes dans le Sud des Etats-Unis ».
Semer le doute
« Un film n’est pas un certificat qu’on doit signer pour s’engager dans une cause. Un film est une création individuelle. Au delà du cinéma, je crois à l’art, à ce qui est passion : l’écriture, la musique, la chanson. Face au monde menacé par le fondamentalisme, la globalisation, la dictature de l’ignorance, l’art est une forme de résistance, de contre-pouvoir, parce qu’il manifeste une curiosité, une exploration de mondes nouveaux, mais ce n’est pas un bulletin de vote. Un cinéaste ne peut pas avoir plus de pouvoir qu’un chef d’Etat. Il peut seulement stimuler, amener le doute, semer la connaissance, faire réfléchir »
« Si beaucoup de gens qui sont au pouvoir voyaient davantage de films, ils ne feraient pas tant de conneries : pendant la dernière guerre, les premiers agents parachutés à partir de Londres se sont fait prendre, rien qu’à leur façon de tenir une cigarette : ah s’ils avaient vu des films avec Jean Gabin ... ». « De même dans mon film L 627 [la vie d’un flic. Un flic qui n’a pas de chance. Parce qu’il est consciencieux], j’ai soulevé 15 des points qui sont en discussion actuellement pour la réforme du fonctionnement quotidien de la police. Mais les décideurs n’y ont pas prêté attention ».
L’ignorance et la bêtise
Bertrand Tavernier a alors plaidé pour la volonté d’apprendre, « Quel que soit le poids qui pèse sur vous, on est ce qu’on veut être. La violence, c’est l’ignorance et surtout une profonde bêtise. Certains sont dangereux, d’abord parce qu’ils sont crétins, parce qu’ils croient qu’ils existent en étant violents ».
Bertrand Tavernier a refusé le misérabilisme, la misère comme explication, justification de comportements inadmissibles. « Nous ne sommes plus à l’époque de Jules Vallès, les gens autrefois vivaient dans des conditions autrement plus difficiles que maintenant. Il existe tous les moyens pour que les gens se prennent en mains. C’est vrai, il y aura toujours des injustices, mais les conditions de vie en France sont incomparablement supérieures à ce qui se passe ailleurs. Allez donc seulement passer 8 jours en Roumanie ».
Trafic de drogue
« Le trafic de drogue n’est-il pas un moyen de vivre pour ceux qui sont au chômage ? » lui a demandé quelqu’un. « Non, je ne peux admettre que pour faire vivre une famille on en tue des milliers d’autres. Il ne faut pas avoir peur de réprimer ceux qui sont des salauds et des cons, sinon on provoque le vote Le Pen. De nombreux électeurs issus de l’immigration ont voté Le Pen sans connaître son programme, sans savoir qu’ils seraient les premières victimes au cas où il deviendrait Président de la République : l’ignorance, le manque de conscience politique, c’est la pire des choses ».
Bertrand Tavernier a plaidé à la fois pour le combat personnel, et pour l’action collective. « Plus vous avez de handicaps, et plus il faut lutter. Militer dans une association c’est déjà très important. Ceux qui ne viennent pas, c’est de leur faute . Le fait de s’intéresser à quelque chose a toujours des effets positifs ».
La discussion aurait pu durer longtemps. Bertrand Tavernier n’a pas hésité à dire ce qu’il pensait, quitte à ne pas aller dans le sens du courant ... Il a lancé une dernière idée : et s’il était fait un film-documentaire sur la Ville aux Roses ? La graine est jetée. Germera-t-elle ?