Ecrit le 9 août 2006 :
30 km à pieds ... au cul des vaches
« Châteaubriant 1945 : mon père avait été libéré de Drancy (1) j’avais 13 ans, je ne tenais pas en place et j’aimais donner un coup de main. C’est ainsi que, régulièrement, j’ai été amené à convoyer des vaches » raconte André Sinenberg
Place de la Motte
En ce temps-là il n’y avait pas de camions : ils avaient été réquisitionnés pour la dernière guerre. Seul le Père Rigaud avait commencé à racheter quelques véhicules. Les marchands de bestiaux de la région, les Viol, Biche, Sinenberg, achetaient des bovins au marché de Châteaubriant ou au marché de Candé.
A Châteaubriant, en ces années-là (et jusqu’à 1969) le marché se tenait place de la Motte. Celle-ci n’était pas encombrée de voitures comme maintenant : elle portait des barres pour attacher les bovins. Les paysans des environs partaient tôt le matin, emportant deux bêtes dans une vachère attelée à un cheval. Quelquefois il y avait 2 ou 3 autres vaches attachées à l’arrière de la vachère (2) Hommes et animaux s’en venaient au marché, au pas du cheval. Il n’y avait pas d’heure officielle pour le début des transactions. Les maquignons qui cherchaient de bonnes bêtes, et qui connaissaient leurs clients habituels, venaient souvent au devant d’eux et négociaient avant l’arrivée sur la place.
Sur la Place de la Motte : c’était un joyeux fouillis de bovins, de maquignons en chapeau et blouse, de vachères et de bétaillères. Les dernières transactions se faisaient environ vers 13 h. Le meuglement des animaux, les cris des paysans quand une bête était rétive ou s’échappait : tout un concert. Chaque animal était examiné soigneusement : le nombre de dents, le dos, de l’épaisseur de la peau, le marquage du cul.... tout était argument pour négocier le prix.
Tope-là , une fois l’affaire conclue, les papiers étaient remplis autour d’un verre dans les cafés voisins. Et on revenait au cul des bêtes. En rentrant le soir à la maison, souvent après 16 h, certains acheteurs et vendeurs étaient bien « chauds ». Chauds d’avoir bu. Mais le cheval connaissait la route...
Le jeune André Sinenberg donnait un coup de main pour convoyer les animaux. « un certain nombre de bovins prenaient le train. Il fallait les faire monter sur le quai de la gare, sans qu’ils sautent sur les voies, puis entrer dans les wagons. Je me souviens d’une fois où, comme d’habitude, j’avais attaché un petit veau dans le fond d’un wagon. La mère a suivi et d’autres vaches aussi. Il ne me restait plus qu’à aller détacher le veau. Mais, ce faisant, j’ai lâché le couteau, qu’il m’a fallu ramasser sur le sol, j’ai bien cru être écrasé cette fois là , par les pattes des vaches et j’ai eu bien du mal à me faufiler entre les ventres volumineux. » raconte André.
Le toucheur
Les jours de marché à Candé, « nous partions, très tôt le matin, en voiture, pour être présents à la vente, puis il fallait ramener les vaches et les bœufs jusqu’Ã Châteaubriant. Les marchands de bestiaux faisaient convoi ensemble, 100 ou 150 bêtes sur les 30 km de route. »
Un « toucheur » (il s’appelait Vital Bossé) les accompagnait : il avait un chien dressé à la perfection « Passe devant, fais les tourner à gauche » - « Passe devant, on va les compter » - « place-toi à l’entrée du champ, empêche-les d’y entrer » : le chien comprenait parfaitement les ordres, il n’était pas besoin de les répéter. « Quelquefois une bête s’échappait, c’était le travail du chien de la ramener, il y mettait parfois un quart d’heure. » Quand les bêtes avaient été « aroutées », c’est-Ã -dire quand elles avaient fait un certain nombre de kilomètres, elles n’étaient plus aussi vaillantes qu’au départ. C’est alors qu’on les comptait. "
Trente kilomètres, pour les hommes comme pour les animaux, ce n’est pas rien (2). « Il arrivait qu’une bête soit trop fatiguée pour continuer. Elle se couchait et ne voulait plus avancer. On essayait alors de la mettre dans un pré (un service que nul ne refusait) et on revenait la chercher avec une voiture à cheval traînant une vachère »
« En arrivant du côté de la Touche d’Erbray, il y avait une mare. Les bêtes avaient grand soif. Il n’était pas possible de les empêcher d’aller boire. Le chien, dans l’eau, n’étaient pas efficace ! Le père Bossé donnait à l’un de nous, son porte-monnaie, son tabac et son briquet et entrait dans l’eau tout habillé, jusqu’Ã la poitrine, pour les faire sortir. En reprenant la route, il me disait me disait : » avance, fais-toi servir une bière pour toi et pour moi« . Nous ne la buvions pas ensemble, évidemment, mais en décalage ».
" Enfin nous arrivions à Châteaubriant après une dizaine d’heures de route. Les bêtes étaient regroupées dans le parking de chez Rigaud et chaque négociant venait chercher les siennes : il les reconnaissait à la marque, faite aux ciseaux, dans les poils de la cuisse droite. [De nos jours on utilise le crayon-feutre !]
Photo prise en 2006 : à Châteaubriant, en revenant de Candé, les animaux étaient attachés dans des arrière-cours. Celle d’André Sinenberg conserve encore de nombreux anneaux.
« J’ai fait ainsi, à pieds, Grand Auverné Châteaubriant ; Bain de Bretagne Châteaubriant ; et aussi Châteaubriant Pouancé, de nuit, par les petites routes, (Noyal et la Forêt d’Araize) ». dit André Sinenberg.
Travail de plein air, ce travail dur exigeait une bonne camaraderie... et une bonne alimentation « Je me souviens : nous avions acheté un taureau pour l’engraisser. Le père Lahogue, vétérinaire, l’a castré et nous avons mangé les roubignolles (4) le midi ». André Sinenberg s’en souvient encore .... En auriez-vous mangé ?
Ecrit le 9 août 2006
Un homme ... un couteau à la main
« Vos lecteurs ne me croiront pas : les choses ont tant changé ! ». André Sinenberg, boucher de métier, raconte sa formation et son expérience.
Boucher ? Ce n’était pas sa vocation première (il aurait aimé faire du dessin !), mais que faire à 17 ans quand on n’aime pas rester assis sur les bancs de l’école ? André connaissait déjà les animaux vivants (vaches et veaux), il lui restait à apprendre à les travailler pour l’alimentation.
« J’ai été placé en apprentissage à St Georges sur Layon, du côté de Doué la Fontaine, pendant 3 ans. J’étais logé, et nourri dans une importante grosse boucherie qui employait 7 personnes : le patron et son épouse, le fils et la fille, deux commis et moi. Moi j’avais de la chance : quand nous partions en tournée, le patron me prenait avec lui : il m’a expliqué ainsi plein de choses »
Merlin
Cinq heures du matin, les lundis-mardis-mercredis-jeudis : « nous partions à cinq avec les camions, ramasser les animaux qui avaient déjà été achetés. Nous revenions vers 10 h, la patronne avait préparé le repas dans la cheminée : nous avions le choix, saucisses grillées, boudin, côtes de porcs. Puis à 10h30 nous allions tous à l’abattoir ».
En effet, dans la cour arrière de la boucherie se trouvait un abattoir d’une centaine de mètres carrés avec des anneaux, des treuils, des palans et toutes sortes d’instruments. (5)
« L’animal était attaché par la tête, à un anneau fixé au sol. Il était tué au merlin ». Le merlin est une sorte de pioche avec, d’un côté, une lourde masse, et de l’autre un emporte-pièce d’une quarantaine de centimètres. Le boucher frappait l’animal entre les deux yeux, ce qui l’assommait (commotion cérébrale), puis il utilisait l’emporte-pièce pour dégager un trou de 2 cm environ par lequel un aide introduisait un jonc qui, en détruisant la moelle épinière dans le canal rachidien, entraînait rapidement l’immobilisation de l’animal.
Coffré
« Aussitôt on saignait le bovin (6) en ouvrant la carotide, pour éviter que l’animal ne soit » coffré « (c’est-Ã -dire avec du sang dans la cage thoracique). La viande était propre, sèche, nette. S’il y avait une goutte de sang on l’essuyait en remontant vers la source ». En effet, la carcasse était très soigneusement traitée pour éviter les souillures, aussi bien lors des opérations de dépouille et d’éviscération qu’au cours de la découpe. (De nos jours on égorge les animaux, ce qui oblige ensuite à les laver pour éliminer le sang ... cela entraîne une moindre conservation de la viande.).
Il fallait respecter une période de ressuage pour que la température de la viande tombe environ à 7° à cœur. L’été l’abattage avait lieu le soir : la viande était alors enfermée dans l’abattoir. « On faisait brûler de vieilles cordes à vache car la fumée éloignait les mouches »
Pour le dépeçage. « nous travaillions à deux. Il fallait d’abord fleurer les côtés, en passant le couteau entre chair et peau, pour que les flancs soient beaux »
La carcasse était ensuite « montée » à l’aide de crochets, de treuils ou de palans « on vidait la panse : bonnet, caillette, petit et gros intestin » : tout ce qu’il faut pour faire, ensuite, tripes et gras double.
Amourette
« Puis on dépouillait le dos et on fendait la bête, de la queue jusqu’Ã la tête. On récupérait la cervelle et l’amourette (=moelle épinière) qui étaient vendues ensemble. On désossait la tête pour ramasser les joues, qui font de l’excellent pot-au-feu ».
Alors commençait tout un travail de découpe, depuis les rognons jusqu’au collier : « Celui qui était derrière »traçait« les côtes avec une »feuille« (3) pour que celui qui se trouvait devant puisse faire la découpe facilement. En fait on ne coupait pas les vertèbres en deux, on les dégageait pour que chaque moitié de bête en ait une sur deux. (7) Cela faisait la beauté de la bête » dit André Sinenberg avec amour de son métier.
Ensuite on salait et entassait les peaux. Quand un acheteur venait, il balayait le sel et regardait si la peau était intacte. S’il y avait eu un malencontreux coup de couteau, « la peau était déclassée et le patron n’aimait pas ça ».
Un coup de rein
Les moitiés de carcasse restaient accrochées jusqu’au moment de l’expédition. Souvent elles étaient envoyées jusqu’aux Halles à Paris. « Quand le transporteur venait, on recoupait chaque moitié en deux et on portait les morceaux jusqu’au camion. Le plus difficile, ce sont les morceaux de devant, la crosse à droite et les côtes à gauche, car il est malaisé de les équilibrer sur le dos. Pour les arrières, on se mettait sous le treuil, on recevait le morceau sur les épaules (entre 70 et 130 kg, voire plus) et on montait les marches du camion. Un mouvement de rotation amenait la viande dans les bras. Un coup de rein et hop, la viande était au crochet ... quand le crochet n’avait pas tourné sinon il fallait recommencer ».
Parer la viande
Quand l’expédition était terminée, il restait à parer la viande que le patron avait gardée pour sa boucherie. « C’est là que j’ai tout appris : le désossage, le dénervage, le nom des morceaux, la qualité de la découpe. Pas question de mettre des coups de couteau n’importe où ! »
« Mon patron m’a montré les différentes races bovines et comment les reconnaître, même en bouche, au grain de la viande ».
« J’ai également appris à couper du bifteck. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un bon couteau : il faut connaître les morceaux. Par exemple dans la »tranche grasse« il y trois morceaux : la tranche proprement dite, le rond de tranche (avec un nerf au milieu) et le mouvant. On ne coupe pas cela n’importe comment. Le muscle a un sens qu’il faut respecter si l’on veut du bifteck tendre. Et puis, un petit secret : la viande hachée doit être passée deux fois à la machine à hacher. C’est meilleur .... Mais cela ne se fait plus ! »
Autrefois, le boucher décorait sa viande avec des ronds de carotte, des losanges de poireau, des rosaces, une collerette ... Ce temps est bien fini.
Par la suite André Sinenberg a fait un petit « tour de France », Touraine, Anjou, Région parisienne. « Pour devenir un bon professionnel de la viande, un boucher devrait faire plusieurs patrons et changer de région pour connaître à fond son métier » dit-il.
Bon choix
En fait, avant de d’acheter un animal, il importe de le sélectionner : « il fallait apprendre à mettre »la bête à poids« , »la bête à prix« et discuter avec le propriétaire ».
Mettre la bête à poids c’est avoir le coup d’Å“il pour savoir quel poids de viande elle fera quand elle sera au crochet de l’abattoir.
« Pour les veaux, il fallait savoir si on allait »tomber blanc« c’est-Ã -dire obtenir une viande blanche. Il fallait pour cela que les veaux soient muselés et attachés assez court car, lorsqu’un veau gambade, la viande devient rose ».
L’âge de la bête se détermine assez facilement en regardant les dents de devant :
2 dents = 2 ans 4 dents = 3 ans 6 dents = 4 ans 8 dents = ..... "rangée"
Une bête est « rangée » quand elle est adulte, elle est alors grand temps qu’elle parte pour l’abattoir.
La forme
« J’ai appris aussi à reconnaître les bêtes bien faites, les bêtes de forme, en examinant le cul et le dos ».
« Le cul doit être arrondi, sur des pattes galbées, avec une charpente la plus fine possible. Normalement les muscles sont ressortis, on aperçoit les morceaux. On dit que la bête est »marquée« ».
Le dos ne doit pas être cassé (comme celui des vaches laitières vendues en bêtes de réforme) : « le dos doit être un peu incurvé. Si on versait un peu d’eau, elle resterait dans une petite rigole. On est sûralors que la bête a du faux-filet et de l’entrecôte tandis que, dans une vache de réforme, la musculature est rétrécie »
Que faut-il pour avoir une bonne viande ?
(écrit le 9 août 2006)
C’est à 4 dents ou 6 dents que la viande est extra. « Maintenant on tue les bêtes entre 18 mois et 2 ans. La tendreté y est, oui ! Mais la couleur n’y est pas ! Et la saveur non plus » dit André Sinenberg qui se désole de ne plus trouver de bonne viande.
« A voir la carcasse, je sais si l’animal a été assez engraissé ou non. Si la viande a de la couverture (c’est-Ã -dire une petite couche de graisse), je sais que c’est un signe de qualité et de bien fini. La viande est alors mûre, persillée à souhait » (sauf pour certaines races, comme les charolaises qu’il est plus difficile de finir d’engraisser).
Autrefois la viande se conservait bien (heureusement : il n’y avait pas de frigo dans les maisons !) maintenant il faut consommer sous huit jours. « Alors que, de mon temps, les arrières se conservaient facilement 15 jours dans un frigo à 5°, la viande mûrissait toute seule et elle était très tendre ».
Indépendamment de l’âge de la bête, et de la race, la qualité de la viande dépend aussi de l’alimentation : herbe, foin, betteraves, quelques tourteaux. De nos jours les granulés et le maïs en trop grande quantité donnent à la viande un toucher huileux.
Ne nos jours, la viande d’une bête engraissée trop vite n’a pas de conservation. Dès le soir, en vitrine réfrigérée, la tranche de viande porte une auréole grise qui montre que la viande n’a plus sa qualité d’origine. De plus la viande est livrée aux bouchers, sous vide : elle doit être vendue rapidement car la mise sous vide fait sortir le sang, la viande n’a plus la même saveur, ni le même moelleux, ni la même couleur.
Dommage.
B.Poiraud
André Sinenberg : merci pour le foirail
Des traditions régionales
En France, dans plusieurs départements, il a existé jusqu’en 1925 un système autorisé de vente « au quart d’os », ce qui veut dire que l’acheteur de 750 grammes de viande en payait 1000 grammes. Le client emportait s’il le souhaitait les 250 grammes complémentaires d’os et de déchets. En général, il les prenait.
Ce complément du quart avait le nom de « réjouissance ». On dit que certains commerçants étaient obligés de racheter des os...
Viande en carême
(récit de Louis-sébastien Mercier Tableaux de Paris - 1790)
Les boucheries sont ouvertes en plein carême, tant à l’usage des protestants et des malades, que de tous ceux enfin qui veulent faire gras. Il est vrai que le bigot en passant y jette des yeux courroucés, et qu’en rentrant chez lui, il crie contre ce scandale ; mais heureusement que l’administration a senti qu’il convenoit de laisser à chaque estomac et à chaque conscience, la liberté du gras ou du maigre.
Les curés des paroisses se prêtent eux-mêmes facilement à la dispense. On remplace l’abstinence par une légère aumône, et tout le monde s’en trouve mieux. où est le temps où l’on étoit obligé, lorsqu’on vouloit envoyer un bouillon à un malade, de le cacher dans une boë te à perruque ?
Dans ma jeunesse, j’ai vu arrêter le dîner du prince de Condé, qu’on lui portoit de son hôtel au jeu-de-paume de la rue mazarine. Les estafiers de je ne sais quelle jurisdiction avoient saisi le potage et les poulardes de son altesse sérénissime.
Ces puérilités ont pris fin : mais quelques sots gémissent encore sur l’abolition de l’ancienne rigueur qui plaçoit dans les rues des emporteurs de tous les dînés accommodés au gras.