Ecrit le 8 mai 2020
Article de Libération du 6 mai 2020
La Cour constitutionnelle allemande s’érige en juge de la BCE
Par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles
Mardi 5 mai, les juges allemands ont rendu un arrêt d’une brutalité inouïe, qui remet en cause tant le droit de la Banque centrale européenne (BCE) de racheter de la dette publique des Etats que le principe de primauté du droit européen sur le droit national. Autant dire qu’ils ont pris le risque d’éparpiller par petits bouts façon puzzle l’euro et l’Union, au moment même où elle est fragilisée par une récession sans précédent en temps de paix.
La Cour de Karlsruhe s’est prononcée sur le programme PSPP, l’assouplissement quantitatif européen, lancé en mars 2015 par la BCE face aux risques déflationnistes qui menaçaient alors la zone euro. Lors de sa suspension en décembre 2018, la Banque centrale européenne détenait dans ses coffres 2 600 milliards d’euros d’obligations. Ce programme a été réactivé en novembre dernier, l’inflation restant toujours à un niveau très inférieur à son objectif de politique monétaire de 2 %. Depuis le début de la crise du coronavirus, un nouveau programme de rachats de dettes d’Etat (PEPP, programme d’urgence contre la pandémie) a été lancé à hauteur de 750 milliards d’euros afin de soutenir les pays les plus touchés.
Faucons
Il faut bien voir que toutes les interventions de la BCE depuis 2010, date du début de la crise de la zone euro, ont été vertement critiquées par les monétaristes allemands qui dominent la scène économique et politique depuis 1949. A chaque fois que l’institution d’émission européenne s’est éloignée de l’héritage de la Bundesbank, l’opposition a été violente : en dix ans, deux membres allemands du directoire de la BCE et un président de la Buba ont démissionné, et le patron de la banque centrale allemande a voté contre toutes les interventions de la BCE sur le marché de la dette publique Pourquoi ? Parce que pour ces faucons, cela revient à financer, même indirectement, les Etats et donc à interférer dans la politique budgétaire : si un gouvernement est certain qu’il obtiendra de bas taux d’intérêt grâce à l’action de la BCE, il ne mènera pas une politique budgétaire saine puisqu’il sera certain de toujours pouvoir se financer. Et, comble de l’horreur, cela alimentera l’inflation
méprisant
La cour de Karlsruhe, saisie de la légalité du PSPP, a demandé son avis à la Cour de justice européenne (CJE). Rien de plus normal, puisque c’est le juge suprême de la bonne application du droit communautaire, celui qui assure que son interprétation est bien la même dans l’ensemble des Etats membres. Cette demande est d’autant plus impérative que la politique monétaire est l’une des rares compétences exclusives de l’UE. Le 11 décembre 2018, les juges de la CJE ont jugé sans surprise que le PSPP était conforme au droit de l’Union et n’enfreignait pas l’interdiction du financement monétaire des Etats, prévu par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’UE.
Normalement, la cour de Karlsruhe aurait dû prendre acte de l’arrêt de la CJE. Ce qu’elle a refusé de faire sur un ton méprisant, jugeant sa décision « incompréhensible » ! Elle estime donc qu’il lui revient de contrôler elle-même la légalité des décisions de la BCE. Il faut bien mesurer la gravité de cette décision : les autres Cours suprêmes de l’Union reconnaissant la supériorité de la CJE, cela signifie que les juges allemands, qui ont toujours détesté l’Europe, s’érigent en Cour suprême de l’Union, ce qui est politiquement et juridiquement inacceptable par les autres Etats membres.
En réalité, c’est toute l’architecture européenne qui est menacée : si les tribunaux nationaux s’alignent sur Karlsruhe et décident à chaque fois si les décisions de la CJE leur conviennent ou pas, il n’y aura plus aucune unité d’interprétation du droit européen, ce qui signera la fin de la construction communautaire.
Epargnants
Bien entendu, la cour de Karlsruhe ne s’attaque pas directement à la BCE. Elle exige que le gouvernement allemand lui demande, dans les trois mois, des explications pour qu’elle démontre qu’elle n’a pas confondu politique monétaire et politique économique et budgétaire, une distinction qui n’a pourtant guère de sens. La cour de Karlsruhe soupçonne la BCE, et c’est proprement hallucinant, d’avoir « inconditionnellement » cherché à maintenir la stabilité des prix « en ignorant ses effets sur la politique économique », « l’épargne privée [ayant] subi des pertes considérables ». Autrement dit, la question n’est plus l’inflation, pourtant une obsession allemande inscrite dans les traités européens, mais la ruine des épargnants
Si Karlsruhe n’est pas convaincue par les explications de la BCE, elle menace de donner l’ordre à la Bundesbank de ne plus acheter, pour le compte de la BCE, des obligations publiques allemandes (25% des achats) et elle devra se séparer de celles qu’elle détient. Certes, les autres banques centrales nationales pourront se substituer à elle, mais la crédibilité de l’action de la BCE sera minée. Bref, une poignée de juges allemands pourraient bien avoir eu la peau de l’euro et de l’Union.
Jean Quatremer correspondant à Bruxelles
Ecrit le 8 mai 2020
Article de Marianne du 8 mai 2020
Crainte sur le plan de sauvetage face au coronavirus
A la lecture de la décision, impossible de ne pas craindre pour le programme de rachats d’obligations publiques et privées de 750 milliards d’euros lancé mi mars par la nouvelle présidente de la BCE Christine Lagarde, qui a pour but de soutenir l’économie européenne face au coronavirus. Surtout que Christine Lagarde a clairement laissé entendre que les dettes des pays européens les plus en difficulté financièrement seraient privilégiées, tels l’Espagne et surtout l’Italie, dont la dette était attaquée en mars sur les marchés.
Concrètement, la décision de le Cour de Karlsruhe fait craindre un refus de l’allemagne dans le cas où l’Italie aurait besoin d’une rallonge supplémentaire au plan de 750 milliards. « Il paraît inconcevable que la BCE continue de faire gonfler son bilan alors que le pays qui pèse plus de 20 % à son capital soit contre », estime le même banquier. Les marchés financiers partagent cette analyse : le taux italien à 10 ans a bondi après la publication de la décision de la Cour constitutionnelle allemande, frôlant les 2 %, alors que l’euro reculait face au dollar.
La question de l’Adhésion de l’allemagne à l’euro
Mais plus globalement, cette décision pose la question fondamentale de l’adhésion de l’allemagne à la zone euro. Car si « l’allemagne n’est pas contre l’euro, elle veut faire son euro à elle », rappelle l’expert. Autrement dit, l’euro des années 2000, lorsque Jean-Claude Trichet était président de la BCE qui était alors un « copier-coller de la Bundesbank ». Une vision qui a été balayée lorsque Mario Draghi a activé le levier monétaire d’abord pour calmer les marchés financiers fin 2011, puis pour sauver ce qu’il restait des économies du sud de la zone durant la crise des dettes publiques en 2015.
A l’époque, soit « on sauvait l’euro, soit on violait les traités », résume le banquier. Une vision qui n’a jamais été publiquement admise, la BCE préférant avancer « la bonne transmission de la politique monétaire à l’économie » pour justifier le déblocage de milliers de milliards d’euros. c’est toute l’ambiguïté du discours européen, qui agace actuellement outre-Rhin : « les Etats membres ne sont tellement pas d’accord sur les objectifs à atteindre, que l’usage d’une novlangue ambiguë : que ce soit à Bruxelles ou à Francfort : est de mise pour ne vexer personne, ajoute le banquier déjà cité. désormais, le bilan de la BCE ne cesse de gonfler et est devenu, selon l’expression consacrée, »un monstre à QE (quantitative easing) permanent". Une politique viscéralement rejetée par la doxa monétaire allemande.
Les Allemands ont pourtant bien profité de l’Europe
Au reste, la politique monétaire expansionniste de la BCE a bon dos. Car l’Allemagne a profité durant des années d’une monnaie unique calquée sur l’ancien Deutsche Mark « pour mettre en œuvre une politique économique déraisonnable », rappelle l’expert. Une politique déséquilibrée où les excédents générés par les exportations allemandes n’ont pas été suffisamment réinjectés dans l’économie européenne, au mépris de la solidarité prévue dans les textes. Des excédents que l’Allemagne a préféré investir sur les marchés financiers : participant notamment au gonflement de la bulle immobilière espagnole durant les années 2000 :, créant « beaucoup de tensions non résolues » sur le vieux continent.
Bref, l’Allemagne va devoir faire un choix, car il paraît clair que « si l’on gère les finances publiques et la politique monétaire comme l’allemagne le voudrait, ce serait la fin de la zone euro », ajoute le banquier. Les pays les plus en difficulté ne pouvant pas survivre à de nouvelles cures d’austérité. Mais si l’Allemagne n’infléchissait pas sa position, « on ne voit pas comment un système comme l’euro pourrait durer ». Et la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe mènerait alors à point de non retour.
Ecrit le 8 mai 2020
La Banque centrale européenne (BCE) n’est pas découragée par le récent jugement de la Cour constitutionnelle allemande demandant à l’institution de Francfort de justifier ses achats massifs de dette souveraine sous peine que la Bundesbank, la banque centrale nationale allemande, cesse de participer aux achats de titres, a déclaré jeudi sa présidente Christine Lagarde.
« Nous sommes une institution indépendante, qui répond au Parlement européen et animée par un mandat », a-t-elle dit lors d’un webinaire organisé par Bloomberg. « Nous continuerons à faire tout ce qui est nécessaire (...) pour remplir ce mandat. »
« Sans se décourager, nous continuerons à le faire », a-t-elle ajouté.