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écrit le 7 janvier 2001
La démocratie est un sport de combat
Le 29 novembre 2000, deux journalistes ont reçu une invitation pour assister à un événement à la bibliothèque du Congrès à Washington : Coca-Cola s’apprêtait à faire une « donation historique » à la dite bibliothèque, et les reporters étaient invités à « couvrir » l’événement.
Cette « donation historique » consistait en une série complète de 20 000 spots publicitaires de télévision en faveur de Coca-Cola
L’événement se tenait dans la grande salle du bâtiment Thomas Jefferson - baptisé d’après le Thomas Jefferson qui, en 1816, écrivait : « J’espère que nous écraserons au berceau l’aristocratie de nos sociétés financières qui ose déjà provoquer notre gouvernement dans une épreuve de force et défier les lois de notre pays »
A l’heure dite, 19h00, ce 29 novembre 2000), il y avait un encombrement créé par des limousines étirées bloquant l’entrée. Outre la piétaille journalistique, les quatre cents et quelques invités comprenaient des ambassadeurs, des PDG et d’autres dignitaires. L’aristocratie financière était là . Un quatuor à cordes jouait. Des garçons servaient du Coca. La nourriture était extraordinaire : côtes d’agneau, truites, canard laqué.
Image de marque
Après tout, Coca-Cola aurait pu faire don de ses spots publicitaires et s’en tenir là . Mais il ne s’agissait pas tant de générosité que de relations publiques : faire oublier que le public américain perçoit Coca-Cola comme une firme raciste (discrimination systématique contre ses employés noirs en matières de salaire, de promotion et d’évaluation du travail produit)(1), ou comme une firme forçant la vente de sa mal bouffe (la consommation de grandes quantités de Coca-Cola sucré a fait de nombreux obèses aux USA)
Mais à l’extérieur, un perturbateur, Gary Ruskin, directeur de « Commercial Alert (Alerte à la pub) », proteste « Ce n’est pas le rôle de la bibliothèque du Congrès financée par les contribuables d’aider à promouvoir la vente d’une mal bouffe comme Coca-Cola à un pays dont les niveaux d’obésité montent en flèche » dit-il. Nul ne l’entend.
A l’intérieur la salle tombe dans l’obscurité et les spots publicitaires se succèdent sur les écrans de télévision. A la fin des spots, la foule pousse des acclamations tandis que 80 lycéens, habillés de maillots rouge Coca-Cola, emplissent les escaliers de marbre pour chanter « I’d like to buy the world a Coke and keep it company » (Je voudrais acheter un Coca au monde et le partager avec lui). De nouveau, la foule pousse des acclamations. Le PDG de Coca Cola, Doug Daft descend l’escalier et s’approche du micro pour faire une déclaration. A ce moment, le perturbateur de l’extérieur se trouve à l’étage, et, regardant du haut vers le bas, interroge d’une voix forte : « Pourquoi utilisez-vous une bibliothèque publique pour la promotion d’un produit de mal bouffe ? ». Stupeur.
Le silence se fait dans la pièce. La police de la bibliothèque du Congrès s’élance dans l’escalier de marbre. Le perturbateur est à terre. De nouveau, la foule pousse des acclamations - non pas en raison de la question, mais pour le plaquage. Le perturbateur est traîné au bas de l’escalier, et jeté au dehors où la police du district l’attend.
Un homme de chez Coca-Cola sort alors en courant du bâtiment Thomas Jefferson. « Ceci est un événement de caractère privé » déclare-t-il à la police. « Je représente Coca-Cola ». Tout d’abord, la police ne veut rien avoir à faire avec ce monsieur, mais celui-ci insiste. Manifestement, Coca-Cola ne veut pas que le perturbateur soit arrêté pour avoir posé une question évidente. Manifestement, la firme ne veut pas d’un procès public. Question d’image.
(1) poursuivi depuis des mois par près de 2 000 salariés noirs pour discrimination raciale, le groupe dirigé par Doug Daft a accepté de payer 192,5 millions de dollars (1475 millions de francs) pour clore le dossier : c’est ce qu’il a fait savoir, le 16 novembre 2000.
Selon les plaignants, Coca-Cola payait annuellement nettement moins ses salariés noirs et leur offrait peu d’occasions de promotion à des postes de direction. Doug Daft, qui, depuis son arrivée à la tête du groupe en décembre 1999, cherche à transformer l’image arrogante du géant des soft-drinks, a donc décidé de jouer l’apaisement.
Dans le détail, Coca-cola va régler 113 millions de dollars d’indemnités aux plaignants. Le reste de la somme sera alloué à des programmes de formation et de promotion destinés à améliorer les conditions de travail des salariés appartenant à des minorités.
Ce qui prouve, quoi qu’on en dise, que l’opinion publique peut avoir un poids dans la politique des entreprises. Du moins en Amérique. On peut se demander s’il en est de même en France quand on voit que TOTAL, responsable de la marée noire de l’Erika, continue à avoir une excellente image de marque ! Sans doute sommes-nous, en France, encore trop respectueux des puissances financières