(écrit le 25 décembre 2001)
Le Noë l de Cyrille Plumet
par Jacques Raux
Cyrille Plumet était le plus heureux des hommes. Cela tenait à une chaise, A une chaise, me direz-vous, avec étonnement... Comment un meuble aussi modeste peut-il combler un mortel ?
Et si, pourtant, car cette chaise en bois de merisier avec son cannage de paille rappelait à Cyrille Plumet les plus belles heures de son enfance passées les soirs d’hiver en compagnie de son grand-père ... il revoyait celui-ci à califourchon sur son siège, le dos au feu, accoudé au dossier et racontant à son petit-fils émerveillé d’étonnantes histoires entre deux bouffées de pipe.
– Raconte, grand-père, raconte... je t’écoute.
Et le bonhomme, ravi, imaginait sans se lasser, mille récits de son invention.
Plus tard, bien plus tard, après la mort de ce grand-père aimé c’est à Cyrille que la chaise échut ... Malheureusement, avec les années, le paillage se détériora et même se rompit par endroits. Cyrille qui retrouvait cette chaise chaque jour, fut désolé.
– Ah ! ma pauvre vieille soupirait-il en la revoyant ... tu es devenue inutilisable... Je vais te confier à un rempailleur...
Comme il n’en trouva aucun dans le voisinage, il décida de remiser l’invalide au grenier sous les chapelets d’oignons qui pendaient des solives.
Bien des mois s’écoulèrent et Cyrille privé de la chaise qu’il aimait perdit sa belle humeur. Soudain, un soir de décembre, trois jours avant Noë l, une foraine sans âge, pas plus haute qu’un baricaut, traînant la savate et mal fagotée, vint frapper à sa porte.
– Mon bon monsieur, fit-elle poliment, je vends des paniers...
– Des paniers ? je n’en ai que faire, ma pauvre dame ... si encore vous rempailliez les chaises on pourrait peut-être s’entendre.
– Mais je peux rempailler, mon bon monsieur.
– Ciel ! vous êtes ma providence ... Puis-je vous confier une chaise à laquelle je tiens autant qu’Ã mes mirettes ?
– Pour sûr, mon bon monsieur.
– C’est bon ! je vais vous la chercher...
Et voilà Cyrille en émoi qui monte rapidement dans son grenier puis redescend avec la chaise défoncée.
– Dans combien de jours me la rapporterez-vous ?
– Trois, ou même deux .
– Mais où nichez-vous ?
– A la ville voisine sur Ie terrain des « gens du voyage ». Il a pour nom « la rigouillette » et je suis « la mère aux joncs »
– Ça me coûtera combien ?
– J’vous fais un prix, mon bon monsieur... trente francs.
– D’accord ! mais si je ne suis pas à la maison quand vous la rapporterez, vous n’aurez qu’Ã la déposer chez mon voisin, le sacristain, qui vous paiera.
Le tête-à -tête s’arrêta là et la foraine partit rapidement avec le dossier de la chaise passé dans son bras.
Deux jours plus tard, elle n’est pas de retour. Cyrille commence à s’inquiéter.
– N’ai-je pas été trop confiant se dit-il... Qui sait si la chaise de mon grand-père reviendra.
Par bonheur, elle revint. C’est au soir du troisième jour, à la veille de la nuit de Noë l, qu’elle est de retour chez le sacristain. Cyrille en la revoyant est aux anges.
– Qu’elle est donc belle ! s’exclame-t-il, enchanté... Je revis... Me voici, de nouveau, en compagnie de mon cher grand-père... et un soir de Noë l, encore !
débordant de joie, il décide de filer à bicyclette à « la rigouillette » pour remercier la rempailleuse.
Diantre ! S’écrie-t-il, en arrivant au terrain des gens du voyage... il y a bien là une douzaine de caravanes et autant de voitures ... où vais-je trouver « la mère aux joncs » ?
A tout hasard, il frappe à la porte d’un long véhicuIe d’où s’échappe un joyeux brouhaha de cris et de chansons. Un nomade moustachu surgit.
– Holà ! que désirez-vous ?
– Pourriez-vous me dire où loge une une rempailleuse de chaises qui a pour nom « la mère aux joncs » ?
Du coup, toute la compagnie qui a tendu l’oreille, s’esclaffe, et le nomade déclare au malheureux Cyrille ahuri par cet accueil :
– Mon pauvre ami, « la mère aux joncs » n’a jamais rempaillé de chaise dans sa vie ... elle ne sait que bricoler des paniers.
– J’ai besoin de la voir... où est-elle ?
– Elle est partie avec sa roulotte et son vieux cheval et bien malin celui qui saurait vous dire où elle se trouve ... Vous pouvez aller à sa recherche ... Bonne chance, camarade !
Et, sans plus d’explication, il referme, brutalement la porte.
Cyrille demeuré seul sous la neige qui commence à tomber reprend à bicyclette le chemin de son logis.
Pour se consoler de n’avoir pas revu la rempailleuse il allume un bon feu dans la cheminée et s’installe à califourchon sur sa chaise réparée, à la mode de son grand-père.
Il rêvassait et commençait à somnoler quand, ô surprise ! la chaise se mit à s’élever au-dessus du sol carrelé puis traversa la toiture avant de se retrouver dans la nuit d’hiver et les tourbillons de neige. Elle filait en emportant Cyrille qui se cramponnait nerveusement à la traverse du dossier...
Bientôt, elle survola un petit vallon enneigé où, une femme, près d’un chariot à bâche verte, attisait un feu de menues branches avec une touffe de genêts... Eh non ! il n ’y avait pas à s ’y tromper. C’était bien « la mère aux joncs » qui se trouvait là et lorsque la chaise se posa derrière elle. Cyrille put la remercier avec effusion.
Dois-je dire qu’à son réveil, le lendemain matin, jour de Noë l, il était encore accoudé au siège du grand-père ?
Ai-je rêvé ou ai-je vraiment voyagé celle nuit dans les tourbillons de neige se demanda-t-il en regardant les derniers tisons qui rougeoyaient dans la cheminée ... Il ne sut, que répondre à cette interrogation sachant que les nuits de Noë l ont non seulement leur mystère mais encore leurs secrets.
Jacques Raux
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Ecrit le 15 septembre 2004 :
Le petit nuage
C’était un petit nuage qui n’en faisait qu’Ã sa tête. Son père, un gros cumulus très savant, en le voyant si indocile, entrait dans de belles colères :
– . Qu’as-tu appris en classe, aujourd’hui ?
– . Rien
– . Comment, rien ?
– . Les vents étaient contraires et je n’ai pas pu aller à l’école.
– . Tu me trompes, disait le père cumulus en fronçant le sourcil.
Le petit nuage qui le trompait en effet, rosissait et se faisait tout petit. Pour tout dire il n’aimait qu’une chose : l’école buissonnière. Quel bonheur pour lui de voguer seul dans un beau coin de bleu, entre ciel et terre. C’est qu’il en avait des choses à voir : et des prairies, et des villages, et des clochers, et des vaches laitières !
A la longue, cependant, le père cumulus n’y tint plus. Fatigué de le sermonner, de tempêter, il décida de tenir un conseil de famille. A ce conseil, tous se rendirent : les nimbus, les cirrus, les stratus et les cirro-nimbus et les ...bref, toute la parenté. On discuta longuement. Le petit nuage se tenait au milieu d’eux, honteux, faisant son timide.
– . Tu es un mauvais fils, déclara le gros cumulus et jamais tu n’arriveras à te faire une situation. Regarde tes frères, vois ton parrain et tes petits cousins, aucun d’entre eux, tu m’entends bien, aucun n’a manqué un jour de classe. Aussi en ont-ils des connaissances ! Ils prévoient les marées et les vents. Ils savent partir en troupes et revenir de même ... tandis que toi, tu n’en es encore qu’au b,a,ba.
– . J’aime pas le latin, pleurnicha le petit nuage.
– . Indispensable le latin ! Indispensable ! déclara le père, bourru ... et tous les autres nuages opinèrent... Sans latin, sans les mots en « us », comment t’y retrouver ?
– . J’aime pas le latin, s’obstinait à répéter le petit nuage.
– . C’est bon ! au revoir ! mène ta vie comme tu l’entendras !
Et, furieux, tous l’abandonnèrent.
Alors, le petit nuage vécut tout seul au gré de sa fantaisie, se nourrissant de-ci, de-là de moucherons, de soleil et de rayons de lune. L’ignorance l’allégeait, il prenait des allures vagabondes. On le voyait un peu partout dans le ciel, même par les jours de beau temps... Il oubliait l’heure qui passe et ne jouait plus aucun rôle. Il était devenu nuage d’une espèce et d’une couleur particulières. Ne sachant pas s’il était cumulus, cirrus ou stratus, il ne souciait guère d’obéir aux prévisions des météorologistes.
Des années et des années passèrent. Il y avait belle lurette que toute sa famille, très savante, avait disparu : ô pluies d’orages, ô crachins monotones, ô fraîches ondées
... Pour tout dire, il n’avait plus de famille, il n’était plus qu’un petit nuage orphelin... mais cet orphelin qui n’avait jamais su le latin, continuait à vivre, hors du temps, dans un ciel qui n’était plus qu’Ã lui.
Jacques Raux
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Ce dernier conte est une manière d’adieu de Jacques Raux. A 91 ans, le bonhomme s’en est allé rejoindre, au paradis des gens heureux, Agénor Pampluche, Jean Ben’aise, Adeline tétard et tant d’autres.
Instituteur, conteur incomparable, écrivain, membre de la société des auteurs dramatiques, Jacques Raux s’est vu attribuer le Prix du conte pour enfants pour son récit « Jean Boncœur », et le Premier Prix National du théâtre pour la jeunesse pour « Le géant à la barbe d’or ». Ses pièces de théâtre (douze recueils de sept ou huit pièces), publiées notamment dans la collection « Jeux pour tréteaux » à la Ligue de l’Enseignement, ont été jouées plus de 15000 fois. Le manuel scolaire « Les 7 clés pour lire et pour écrire » (classe de CM1 , éd.Hatier) a repris « Le parapluie volant » qui met en scène Monsieur Dumollet.
Le livre « Le Mousse de la Marie-Fidèle » nous embarque sur un bateau nantais qui pratique le trafic du Bois d’Ebène, avec Nicolas, le moussaillon, qui délivre un récit haut en couleurs et tout en pudeur.
Jacques Raux, ce « charmeur de mots » comme disait Yves Cosson, a écrit des contes, pendant près de 25 ans, pour la revue Franc Jeu, pour La Vie laïque et pour les Amis de Guérande. Deux livres ont été publiés avec des illustrations originales de Lucette Baillergeon, Aymar de lézardière, Armel de Wismes, Jean Fréour et tant d’autres de ses amis. En 1993, Jacques Raux a écrit une pièce de théâtre pour faire revivre l’Abbaye de la Primaudière à Juigné les Moutiers.
Depuis 1988, Jacques Raux donnait chaque année à La Mée un conte de Noë l écrit, ciselé des mois durant, au gré de son inspiration. Une vieille chaise appelait l’histoire de « La mère aux joncs », et la rencontre d’un importun suscitait le récit du Noë l de Tioup l’nocent, tout fier d’être un « Minus habens ».
Les contes de Jacques Raux étaient toujours pleins de rêve et de poésie, d’un merveilleux qui vous faisait voir l’hiver ensoleillé.
Jacques Raux a rejoint, dans le ciel, le petit nuage récalcitrant. Pour lui, le moment est venu d’une fantaisie éternelle.