(écrit le 28 mars 2001)
Accusé, levez-vous !
L’accusé est un architecte, M. Bletsas, poursuivi pour « diffusion de fausse information ». Son délit ? Le 1er juillet 1995, lors de la Rencontre panhellénique annuelle des Vlachs, à Naoussa, il a remis au président de cette association une publication en langue anglaise du Bureau européen pour les langues moins répandues, dans laquelle il était mentionné que dans certaines régions de Grèce on parle, outre le grec, cinq autres langues.
Cet événement a provoqué la fureur de M. Haitidis, responsable du parti « Nouvelle démocratie pour la région de Serres ». Le résultat fut l’arrestation de M. Bletsas qui fut déféré devant la 10e cour de d’Athènes le 2 février 2001.
Le cas aurait dû être considéré comme parfaitement ridicule, puisque le texte contesté (provenant d’une organisation semi-officielle de l’Union européenne) faisait référence non pas à des notions politiques explicites, telles que les minorités, mais simplement à des langues - dont l’usage parlé n’a été jamais contesté - . Cependant, dans le système juridique grec, même ce qui va de soi peut relever du « secret d’État » et doit être puni coûte que coûte, y compris par des peines d’emprisonnement.
La défense a soumis à la cour quantité de documents-statistiques du Gouvernement grec et du Ministère des Affaires Etrangères, des manuels d’université et thèses de doctorat, rapports d’hommes politiques et publications officielles - certifiant que ces langues sont parlées en Grèce. En vain.
La slaviste Alexandra Ioannidou, témoin de la défense, a expliqué que toute communication verbale entre des personnes peut être qualifiée de langue. En vain
L’avocat de la défense M. Baltsiotis a présenté des témoignages confirmant le fait que les langues en question sont bel et bien parlées de nos jours en Grèce, y compris dans certains villages de la préfecture de Serres qui ont contribué à l’élection de celui qui est à l’origine de toutes ces procédures. En vain.
Idiome, toi-même !
La déposition de M. Haitidis, l’accusateur, a été étonnante : « Mes grands-parents ne parlaient pas un mot de grec, seulement le turc ! », a-t-il déclaré, ajoutant, en provoquant l’hilarité générale de ceux qui assistaient au procès, que « nulle part en Grèce on ne parle d’autre langue que le grec ». Pour continuer, il a précisé qu’ « il se peut que ces langues soient parlées par quelques individus naïfs mais pas par des groupes organisés » et il a fini par soutenir qu’ « il ne s’agit, en l’occurrence, pas de langues mais d’idiomes ».
Ne souhaitant pas s’humilier eux-mêmes devant la cour, les deux autres témoins de l’accusation ont insisté sur ce dernier point : ce que l’on parle en dehors du grec c’est simplement un idiome. Mais dans les couloirs du tribunal, à l’extérieur de la salle d’audience, on pouvait les entendre parler entre eux en vlach [aroumain].
Et c’est autour de cette distinction que la plupart des membres de la Cour ont décidé de fonder leur jugement. La question posée invariablement par le président de la cour était : « D’accord, toutes ces choses-là sont parlées. Mais le sont-elles comme langues ou comme idiomes ? » Une des juges a même dit : « D’accord, toutes ces choses-là sont parlées. Mais doit-on en parler ? » . Surréaliste !
La langue comme critère racial
Les questions posées par la Cour à l’accusé ont été révélatrices : « Combien de fois vous êtes-vous rendu à Bruxelles et à quel titre ? » « Vous êtes un homme instruit. N’avez-vous pas pensé qu’en vous rendant chez des compatriotes pour distribuer ce feuillet vous alliez provoquer des troubles ? ». La signification de cette journée a été résumée par le procureur Nikolaus Sentis : « Nous avons traité d’un problème important qui peut être résumé par les vers du poète : Ma langue est le grec ! La question de la langue est fondamentale. Nous sommes en train de parler d’un facteur décisif dans la formation de la conscience nationale, d’un critère racial. L’accusé aurait dû faire davantage attention en distribuant ce feuillet. »
L’issue du procès était donc prévisible. La 10e Cour d’Athènes a décidé que la référence aux langues autres que le grec parlées en Grèce constitue un délit criminel. M. Bletsas a été condamné à 15 mois de prison et 500 000 drachmes pour avoir fait référence à son « idiome » maternel. De la même manière que les Cours de Justice turques avaient estimé que la langue kurde « n’existe pas ».
Ainsi, dans un pays de l’Union Européenne, la liberté de parler sa langue maternelle n’existe pas.
On ne s’étonnera donc pas d’entendre M.Clauge Hagège, professeur au Collège de France, rappeler qu’il y a environ 25 langues qui meurent par an dans le monde (cf Ouest-France du 22 mars 2001)
« Les langues sont un ensemble de grilles par lesquelles les populations humaines mettent l’univers en paroles. La perte des langues est une perte culturelle énorme, car avec elles disparaissent des visions du monde, des bouts d’humanité. Ce sont aussi des pertes pour la compréhension des peuples, pour l’ouverture à l’autre, pour la paix »
La langue facteur de domination
« La substitution d’une langue à une autre se fait toujours d’une manière violente, soit elle est imposée par des conquêtes, soit elle est choisie par le peuple d’origine. Dans ce cas-là il existe entre les langues un rapport de domination »
« Une langue dominante serait nécessairement celle d’un pays dominant. C’est ce qui se passe avec l’anglo-américain qui a vocation à être la langue internationale, celle du pays le plus puissant et le plus riche du monde » (NDLR : Internet contribue gravement à cette hégémonie de l’anglo-américain)
« La honte de sa propre langue, le prestige d’une langue étrangère, expliquent la mort des langues. C’est évident pour le breton. déjà au XVIe siècle l’aristocratie bretonne avait abandonné le breton, considérant que le français avait davantage de prestige »
Claude Hagège est cependant optimiste sur l’avenir des langues et estime qu’en ce qui concerne l’anglais on peut encore renverser le mouvement. Lire son livre « Halte à la mort des langues », chez Odile Jacob (400 pages , 140 F )