Ecrit le 28 octobre 2020
Dans une petite commune du pays castelbriantais, Solange (prénom d’emprunt) est conseillère municipale, chargée notamment du suivi social des familles. Une tâche qu’elle a acceptée avec grand cœur car elle se souvient de son enfance : « j’étais un cas social » dit-elle. Un cassos comme on dit souvent, sous-entendant, souvent aussi, que c’est irrémédiable.
Mon père était alcoolique et violent et pratiquait l’inceste sur ses filles. Pour moi j’avais 7 ans, je m’en souviens très bien. Comme d’habitude le père avait envoyé ma mère faire une course à Châteaubriant.
Chez nous, il y a 60 ans, la place était en terre battue. Nous n’avions pas l’eau à la maison, il nous fallait aller chercher l’eau au bout du village. Nous cuisions encore la soupe dans la marmite suspendue à la crémaillère de la cheminée. Nous n’avons jamais eu faim car, heureusement, il y avait les légumes du jardin. Et nous aimions bien la galette et la bouillie de blé noir. Le vermicelle c’était pour les repas de fête. Jamais de viande, il n’y avait pas de volaille chez nous. Chez les grands-parents il y avait de la volaille mais nous mangions rarement des œufs car il fallait les réserver pour les vendre au cocassier et avoir un peu d’argent pour les courses. Est-il utile de préciser que nous avions des carences alimentaires ? Ce n’est qu’Ã la cantine scolaire que nous avons pu être nourris correctement. Mes frères et soeurs mangeaient à la cantine de l’école publique quand on pouvait payer. Moi j’avais tous les midis une soupe de pain : les religieuses avaient sans doute compris qu’il y avait peu à manger à la maison.
Ma mère, à 29 ans, avait déjà 7 enfants. Mon père était manœuvre maçon, petit salaire trop souvent bu. Il restait les allocations familiales mais je me souviens bien qu’Ã la maison nous n’avions pas d’argent.
Le charbon
Pourquoi donc ai-je été mise à l’école privée ? Dans cette école j’étais mal vue parce que mes frères et soeurs allaient à l’école publique. « Pourquoi tes parents ont-ils mis tes soeurs à l’école publique » me disaient les religieuses. Est-ce que je savais, moi ? Mais cette question me torturait, je me sentais différente.
Et puis j’étais mal vue aussi parce que mon apparence signalait la misère. Mes vêtements n’étaient pas toujours adaptés : il fallait porter les vêtements qu’on nous donnait. Et nos vêtements sentaient le feu que nous avions allumé avant de partir à l’école. LÃ encore je me sentais différente. Nous allions à l’école à pied, c’était loin et l’hiver nous arrivions bien mouillés : cela n’incite pas à des relations avec les autres.
A l’école on jouait à la balle. Quand c’était à mon tour la fille disait « je passe le charbon » et ne me la lançait pas. Pourquoi parlait-on de charbon à mon sujet ? Etais-je sale ? A la maison on se lavait dans le chaudron, entièrement, tous les dimanches matin. A l’école j’étais seule, dans un coin, personne ne s’est rendu compte de ma souffrance. Heureusement deux élèves prenaient ma défense, souhaitant que je joue avec les autres.
A la maison, à table, il fallait manger sans parler. Souvent, ma mère et moi, nous faisions manger les petits avant l’arrivée du père. En effet, quand il arrivait, il était souvent ivre. Et la soupe était trop froide, ou trop chaude. Un prétexte pour nous cogner, ma mère et moi. C’était un homme violent, même quand il n’avait pas bu. Nous vivions dans la terreur, personne ne savait le calvaire qu’on vivait. Mes frères et soeurs ont vite été habitués à boire de l’alcool. Certains en sont morts, jeunes. Ma mère un jour a tenté de se noyer dans la Chère.
Le kian et le tail
Nous ne sortions jamais, sauf pour aller à l’école. On parlait patois à la maison. Quand je suis entrée en classe de sixième, je me suis sentie, encore, différente. Je ne connaissais pas certains mots, par exemple je disais « kian » au lieu de ’portail’ et « tail » au lieu d’étable. et je disais encore : j’ai mis le fin dans l’snâ . Mes camarades ne comprenaient pas que j’avais mis le foin dans le grenier. Ce foin nous le ramassions au bord des routes quand l’herbe avait été coupée et nous le faisions sécher pour alimenter les lapins que nous vendions, aussi, au cocassier pour glaner quelque monnaie. La viande n’était pas pour nous ...
c’est en classe de sixième que j’ai décidé de réagir, de montrer que je suis aussi capable que les autres. Mes leçons étaient sues, j’avais de bonnes notes notamment en maths. Mais je ne levais jamais la main, de peur de mal parler. A la maison je faisais mon travail scolaire avec une lampe de poche sous les draps. J’ai rencontré deux bonnes copines qui m’ont beaucoup aidée. En fin de troisième, j’ai été dirigée vers un BEP sténo que j’ai décroché.
Et j’ai pu trouver du travail dans une administration à Châteaubriant où le chef de service m’a poussée à faire des formations où, là aussi, j’ai réussi. Anecdote : avec mon premier salaire j’ai acheté le premier chou-fleur que nous avons mangé à la maison. Plus tard, dès que j’ai pu, je me suis mariée pour quitter l’enfer.
De cette période je garde le souvenir de la souffrance. Et je suis toujours incapable de parler dans un groupe : j’ai été trop rabrouée quand je parlais patois et j’ai encore peur de ne pas trouver les bons mots.
Aider les autres
Quand on est rejeté, on devient méchant. Moi je sais que j’ai été aidée. J’ai acquis une force de caractère. Et je veux rendre ce qu’on m’a donné, d’abord pour mes frères et soeurs, faire voir à ceux qui nous ont rejetés qu’on peut être aussi capable qu’eux. Maintenant je suis conseillère municipale c’est un honneur pour moi, c’est aussi une mission : accompagner ceux qui en ont besoin, pour qu’ils ne se laissent pas abattre, pour qu’ils arrivent eux aussi à faire quelque chose de leur vie. Car oui, on peut toujours arriver.
(témoignage de Solange)
Pour éradiquer la pauvreté, il faut donner de l’argent aux pauvres
Dans le journal Reporterre, le sociologue Denis Colombi s’élève contre le regard moralisateur que les classes aisées portent sur la manière dont les pauvres dépensent leurs ressources. Par exemple, on entend souvent que si les pauvres savaient épargner, se serrer la ceinture pour mettre des sous de côté, ils deviendraient plus riches.
La réalité est qu’on n’a pas idée de la maigreur des budgets dont on parle. Les 10 % les plus pauvres, s’ils épargnaient l’intégralité de ce dont ils disposent une fois payées les factures, le logement, les dépenses alimentaires, parviendraient au mieux à mettre de côté 80 euros par mois. A quel prix ? En abandonnant tout loisir, en n’achetant pas de vêtements. Il faudrait faire des sacrifices énormes pour mettre un pécule finalement faible de côté, qui ne représenterait pas beaucoup sur le chemin vers la sortie de la pauvreté.
gérer un budget famélique ne peut pas impliquer les mêmes formes de consommation ou de gestion d’un budget. Pour éradiquer la pauvreté, il faut donner de l’argent aux pauvres. Toutes les expérimentations qui ont été faites en ce sens montrent que ça fonctionne. Tout récemment, il y en a encore eu une au Canada : on a donné 7.500 dollars à des personnes en très grande difficulté. Au bout d’un an, on s’est rendu compte qu’elles allaient mieux, que leurs conditions de vie s’étaient nettement améliorées.
Pourquoi refuse-t-on de le faire ? A cause de plusieurs idées tenaces :
â–º « l’argent qu’on leur donne, c’est notre argent. Ce n’est pas vraiment un don, c’est une espèce de prêt donc on doit garder un regard dessus. »
â–º « Il faut qu’il y ait des pauvres, sinon qui sera motivé pour occuper un certain nombre d’emplois durs ? ».