Ecrit le 10 novembre 2010
névrose de guérilla
« Une fois la guerre terminée, les peuples, tout à l’euphorie de la paix retrouvée, s’en retournent égoïstes et ingrats à leurs occupations et à leurs plaisirs d’avant, et n’ont ni regard ni écoute pour la souffrance psychique des combattants survivants. (...). Les intéressés eux-mêmes, considérant leurs troubles psychiques comme un stigmate de faiblesse ou de lâcheté, ont tendance à réprimer, taire ou dissimuler cette souffrance. Il n’empêche qu’elle existe, manifestée à des degrés plus ou moins intenses et produisant une invalidation sociale variable. Il s’agit le plus souvent de troubles différés, éclos au terme d’un temps de latence ou de »méditation« plus ou moins long [...] chez les sujets dont le comportement au combat et juste après le combat a paru normal et qui ne ressentaient alors aucun malaise... » écrit le docteur CROCQ, ancien psychiatre des armées .
Des enquêtes sur l’évolution à très long terme (40 ou 50 ans après la guerre) ont souligné l’importance de ces séquelles durables comme les souvenirs intrusifs ou les comportements d’évitement spécifiques, ou encore le maintien aux aguets devant une ligne de crête, avec cette constatation supplémentaire qu’un Ancien Combattant sur trois seulement a effectué une démarche (le plus souvent auprès du médecin généraliste) pour être traité.
« De nos jours, écrit le Dr CROCQ, la prévalence de la névrose de guerre dans la population des anciens combattants est certainement sous-estimée.[...] Un des enseignements de la guerre d’Algérie sera l’importance des séquelles tardives et traînantes de cette guerre mal aimée de l’opinion publique, et laissant aux soldats inconsidérément envoyés outre-mer, non seulement des reviviscences pénibles, mais aussi des sentiments d’insatisfaction et d’amertume ».
Anxiété, fatigue ...
" Bien que la maladie vedette soit l’alcoolisme, [...] beaucoup de cas rapportés sont des syndromes anxieux ou psychosomatiques, entrant dans le cadre de la réaction émotionnelle aigüe ou de la névrose de guerre. Insomnie, agitation, troubles de la relation à autrui, voire indiscipline, baisse d’efficience, anxiété, asthénie, troubles du sommeil et ruminations mentales dépressives. (), la guerre d’Algérie a donné lieu : et donne encore lieu : à d’inévitables pathologies psychiatriques de combat, immédiates ou différées, transitoires ou durables.
Il s’agit essentiellement d’une névrose de guerre particulière : différente des névroses de guerre des deux guerres mondiales : qui est nommée « névrose de guérilla ». Elle nait et se développe à partir de la vie en opérations de guérilla qui multiplie les petits accrochages et les embuscades, qui porte l’assaut de l’ennemi là où on ne l’attend pas, sentiment d’insécurité jour et nuit, déception de ne pas obtenir des résultats à la poursuite d’un ennemi insaisissable, méfiance vis-à -vis des populations autochtones, chagrin de voir des camarades blessés ou tués, manque de sommeil et accumulation de rancœurs et de rage, pouvant conduire à des actions déplacées ou des exactions regrettables. D’où un tableau clinique de névrose traumatique, dominé par l’appréhension du monde extérieur, l’état d’alerte épuisant, la méfiance, le sentiment d’échec, le remords, la tristesse et la culpabilité et, parfois aussi, le recours à l’alcool « Cas N° 1/ M. Maurice M., sans antécédents psychiatriques, avait déjà effectué un an de service militaire dans un petit poste du Sud algérien lorsque, par un après-midi caniculaire de juillet 1957, traversant seul la cour ensoleillée du fort, il entendit une rafale de mitraillette déchirer le silence et vit un homme courir vers lui et s’écrouler mort à ses pieds. C’était un fellaga prisonnier qui avait tenté de s’évader et avait été abattu par une sentinelle. Maurice M. demeura sidéré sur place, debout, comme pétrifié.[...] Comme il paraissait désorienté et stupéfait, ses camarades l’entourèrent et tentèrent de le réconforter. Mais il restait obnubilé, silencieux, et semblait ne pas comprendre ce qu’on lui disait.[...] Cet état mit plusieurs jour à s’estomper et le capitaine lui octroya une permission. Mais quelques jours après son arrivée chez ses parents, il se décompensa sur un mode délirant, fut hospitalisé d’urgence au Val-de-Grâce, traité par neuroleptiques ».
Cas N°2 : Marcel M. de retour en France début 1962, après 24 mois de service effectué en Algérie à la surveillance du barrage électrifié de la frontière algéro-tunisienne avait repris immédiatement son métier de garçon boulanger. Il se sentait heureux, débarrassé des contraintes de la vie militaire, goûtait tous les plaisirs de la vie civile et s’était fiancé. Mais un mois à peine après sa démobilisation, il présenta trois symptômes inquiétants : des accès d’angoisse sans motif apparent, des cauchemars de guerre et un état de nervosité anormal () Enfin, il devint anormalement irritable, ce qui le conduisit à rompre ses fiançailles. Dans ses cauchemars, il revivait les escarmouches nocturnes auprès du barrage et revoyait les cinq premiers cadavres qu’il avait contemplés, fasciné, à l’issue de son premier combat.
« Cas N° 33 : »Claude B..., effectuant son service en Algérie en 1958, était sergent dans un commando de chasse. Au cours d’une opération imprudente, le commando fut accroché par un ennemi supérieur en nombre et perdit la moitié de son effectif, tué ou blessé, dès les premiers instants du combat. Le lieutenant ordonna alors aux hommes valides de se replier pour chercher du renfort et de laisser provisoirement les blessés dans une bergerie en ruine. Claude B. se souvient du regard désespéré des blessés [...]. Lorsqu’il revint avec des renforts et des moyens de transport, il ne trouva plus que les cadavres mutilés des blessés qui avaient été égorgés [...]. Lui aussi est harcelé dans ses reviviscences visuelles et ses cauchemars par cette scène et surtout, ces regards de reproche".
Jamais bien dormi
"Le traitement, dit le Dr CROCQ, doit être assuré par un psychiatre bien au fait de cette pathologie. Le médecin généraliste, souvent sollicité, n’a pas de compétence psychiatrique et encore moins de compétence psychiatrique spécialisée dans ce domaine, pour l’assurer. [...].
A partir de ces cas et des commentaires du Dr CROCQ, je pense avoir montré que, dans les nombreux cas de « névroses de guérilla », les manifestations subites peuvent survenir bien après le séjour militaire, les rendant encore plus incompréhensibles pour le patient, pour son entourage mais aussi pour les médecins, les experts etc... qui ne recherchent pas la causalité de la guerre antérieure, soit par méconnaissance, soit par idéologie, ce qui prive nombre d’anciens combattants en Algérie (mais aussi d’Indochine et d’autres conflits) de leur droit à la reconnaissance de l’imputabilité de leurs troubles à la guerre.
« De toute façon, je n’ai jamais bien dormi ; c’est depuis l’Algérie », explique Roger puis, après un silence un peu embarrassé tout en tripotant sa casquette d’un air penaud comme pour s’excuser d’évoquer ce mauvais souvenir, il bredouille : « toutes les nuits depuis quarante ans, je cauchemarde en revoyant les corps mutilés ; j’étais brancardier, alors forcément »
Cela pose un certain nombre de questions : très graves : sur l’application concrète du décret du 10 Janvier 1992, sur l’évaluation réelle du nombre d’Anciens d’Algérie victimes de pathologies psychiques, sur le manque d’information des médecins, sur les souffrances réelles de tant d’anciens (et de leur entourage)
Et qu’on ne nous dise pas, comme on l’entend trop souvent, que les problèmes sont réglés, que les « traumatisés » sont indemnisés, et que nos révélations ne sont qu’un combat d’arrière-garde inutile et dangereux. Il suffit, pour s’en convaincre, de fréquenter des anciens combattants d’Algérie, de les faire parler et surtout de les entendre, pour comprendre que le problème demeure, même s’il est enfoui dans la masse des évènements qui interviennent chaque jour.
c’est bien toute une classe d’âge qui a souffert, bien au-delà de la période de guerre, et dont les survivants souffrent encore en silence.
Articles dans « Mes Editions »
1) http://www.mediapart.fr/club/edition/les-sequelles-inconnues-de-la-guerre-dalgerie
8) http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4050
...et sur le blog de Gilbert Argelès :
11) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/311010/souffrances-et-memoires-djazair-2003
12) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/311010/petite-polemique
15) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/030810/suite
16) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/030810/suite-et-fin
mémoires de la guerre d’Algérie
En Afghanistan : tombes à retardement, article du Canard nchaïné du 5 décembre 2012