Ecrit le 7 janvier 2013
Ouvrons largement la commission du dialogue ! Dialoguons débattons puisque le Premier Ministre lui-même nous y invite ! Jusqu’Ã maintenant, je faisais partie de ceux qui se sont abstenus de prendre position publiquement sur ce projet d’aéroport du Grand Ouest. Ce n’est pas par négligence, ni par crainte mais tout simplement parce que j’ai décidé, il y a déjà longtemps, que je n’étais pas obligé d’avoir un avis sur tout. On ne peut pas s’occuper de tout, ni être compétent dans tous les domaines
Mais quand une question n’est plus une simple affaire de spécialistes ou de gens directement concernés, qu’au lieu d’être une affaire parmi d’autres, elle devient « l’affaire » : avec un grand A, comme on disait de l’affaire Dreyfus après la lettre de Zola de janvier 1898 : il faut bien prendre position. Comment et sur quelles bases ?
Faut-il choisir le camp de la majorité qu’on a soutenue aux dernières élections ? Une telle attitude ne serait pas celle d’un citoyen responsable, mais celle d’un résigné habitué à suivre l’avis des notables, à obéir aux ordres qui viennent d’en haut. Il faut dire que cette attitude reste très répandue, surtout dans nos campagnes peu habituées encore au débat démocratique, car anciennement fidèles au clergé catholique allié des châteaux. Le glissement sociologique à gauche n’a guère changé ces comportements : ce sont seulement les notables qui ont changé d’allure, de catégorie sociale et de couleur électorale. Même ces élus eux-mêmes sont habitués à donner raison à leurs chefs. Un nouveau pas dans la démocratie consistera pour eux à penser par eux-mêmes. La démocratie est en effet ce système qui choquait tant nos anciens notables : le droit : que dis-je ? le devoir : de penser par soi-même et de courir le risque de déplaire à ses supérieurs (ou à ses leaders, comme on préfère dire aujourd’hui).
Penser par soi-même
Sur quoi faut-il donc se fonder pour prendre position ? Si on ne peut faire automatiquement confiance à ses élus, à ses dirigeants, il faut bien trouver une autre ligne de conduite. c’est très précisément la démarche des théoriciens fondateurs de la démocratie moderne et de l’Etat de droit. Un citoyen ne peut fonder ses prises de position dans le débat public que sur « la Raison », c’est-Ã -dire sur l’échange d’arguments rationnels et sur le bilan qu’il en tire lui-même. En démocratie véritable, chaque citoyen est lui-même un juge des affaires publiques !
Bien entendu, on ne peut pas appliquer ce principe à toutes les questions qui nous assaillent. Et il y a beaucoup de sujets sur lesquels on est bien obligé de faire confiance à nos représentants : par commodité, parce qu’on leur fait confiance sur l’essentiel, parce qu’on ne peut pas passer tout son temps à discuter de tout, comme le faisaient les Athéniens du Ve siècle avant Jésus-Christ. Eux, ils avaient des métèques, des femmes et des esclaves pour subvenir à leurs besoins matériels ! Aujourd’hui, notre temps est compté et l’on a une autre conception de la liberté : ce n’est plus seulement le droit de participer au débat public, c’est aussi le droit d’avoir une vie privée et de vaquer à ses propres occupations.
La démocratie représentative est donc une commodité qui nous permet de gérer nos affaires avec économie de temps et de moyens. Nous laissons à nos représentants le soin de prendre les décisions au mieux de l’intérêt général. Mais il y a des questions qui surgissent de l’actualité, qui font la une des journaux, et dont les citoyens commencent à s’emparer eux-mêmes. Sur ces questions, à mon avis, la démocratie représentative peut et doit s’effacer devant la démocratie directe. l’affaire de Notre-Dame-de-Landes nous place aujourd’hui devant cette situation. Or la lecture attentive des journaux, la radicalisation de la position du millier d’élus de la région « doutant de la pertinence du nouvel aéroport », les motivations suspectes de l’ancien maire de Nantes qui voulait associer son nom à la future « grande métropole de l’Ouest », la chaîne de dépendance des autres élus vis-Ã -vis de ce patron du « socialisme réel » du Pays nantais tout cela nous incline évidemment à nous prononcer contre ce projet décalé par rapport à la façon dont nous voulons construire notre avenir.
Photo : Marcel et Sylvie Thébault, agriculteurs à Notre Dame des Landes
Une nouvelle affaire Dreyfus ?
A propos de ce conflit de Notre-Dame-des-Landes, beaucoup font la comparaison avec le Larzac. Des paysans menacés, un projet contestable, une mobilisation autour d’un noyau déterminé et qui fait tache d’huile Mais toutes les comparaisons ont leur limite : pour dénouer positivement l’affaire de NDDL, on ne peut pas compter sur l’élection d’un président de gauche, comme en 1981, on l’a déjà ! Il faudra donc trouver une autre issue.
Compte tenu de la détermination des opposants au projet d’aéroport, je prie instamment nos amis élus de gauche de ne pas faire appel plus longtemps à la force brutale. Au lieu d’apparaître comme des progressistes amis de la liberté, ils prendraient sans même s’en rendre compte le visage hideux des dictatures les plus honnies. Quand il faut utiliser massivement et de manière prolongée la force brutale pour faire passer un projet ou une politique soit disant d’intérêt général, c’est que quelque chose ne va pas. On le voit bien en Syrie. Il y a un vice quelque part et il faut le découvrir.
Face à l’avalanche d’arguments mis en avant par les opposants : ce n’est pas le lieu ici de les reprendre, mais l’argumentaire récent du maire de La Grigonnais, au nom de son conseil municipal, en contient une longue liste bien étayée : les fidèles de la majorité PS-UMP qui soutiennent ce projet n’en ont pratiquement plus qu’un seul à opposer : « ce projet a déjà été décidé par les instances élues : les trois régions concernées, le département, l’Etat ».
l’argument ne manque pas de poids et j’imagine que les contrats déjà signés impliquent des dépenses publiques irrémédiables. La marche-arrière n’est donc pas facile à enclencher. Ce sera pourtant nécessaire et le plus tôt sera le mieux. c’est là que je voudrais revenir sur cette affaire si célèbre qu’on l’appelait « l’affaire ». Parce que la comparaison pourrait faire réfléchir quelques-uns de nos élus qui doivent bien se poser des questions, notamment parmi les anciens syndicalistes paysans passés aux postes de commande du département.
Dans cette simple affaire d’espionnage au profit des Allemands, découverte au cours de l’année 1894, on trouve rapidement un coupable : l’officier juif Alfred Dreyfus qui avait accès à l’Etat-major. Le Conseil de guerre le condamne à la déportation à vie. réaction de Jaurès et de bien d’autres : c’est à mort qu’aurait dû être condamné ce traître ! Jaurès changera bientôt radicalement d’avis quand il sera sérieusement informé.
Car une petite poignée d’individus, des membres de sa famille et Bernard Lazare, un journaliste libertaire : tiens ! il y en a aussi à NDDL : doutent d’abord de la culpabilité de Dreyfus, soupçonnent l’influence de l’antisémitisme dans la décision du tribunal militaire et commencent à enquêter.
On peut déjà établir une première comparaison, malgré les différences évidentes : une autorité légitime a pris une décision tendant à protéger l’intérêt général (représenté en l’occurrence par l’armée française, ce qui n’est pas rien dans une atmosphère où l’on rêve toujours de Revanche). Une petite minorité seulement prend conscience de l’injustice en train de se commettre. LÃ , les paysans du secteur de Notre-Dame-des-Landes se reconnaîtront facilement dans cette minorité. Leur condamnation à quitter leur terre peut paraître moins grave que la déportation d’un seul officier juif à Cayenne, mais encore faut-il qu’elle soit fondée sur une conception acceptable de l’intérêt général.
Or cette question de l’intérêt général est beaucoup moins évidente qu’il n’y paraît. L’intérêt général « en soi » n’existe pas. Ou plus exactement, personne : pas même nos élus : ne peut prétendre énoncer ce qu’est l’intérêt général de façon absolue. En tout cas, ceux qui prétendaient qu’il ne fallait pas revenir sur la condamnation de Dreyfus avaient de très bonnes raisons « d’intérêt général » : il ne fallait pas affaiblir l’armée et son état-major. Ceux qui le faisaient apparaissaient comme des traîtres à la nation. Et pourtant, malgré ce jugement très largement partagé par toutes les courants de l’opinion, ils ont osé !
Et on leur doit une fière chandelle ! Envers et contre tous, ils ont défendu une bonne conception de l’intérêt général. L’Histoire leur a donné raison. Ils ont renforcé notre démocratie et surtout l’affirmation des droits de l’homme qui sont devenus une référence universelle. La Ligue des droits de l’homme est née de ce combat. Car, comme les droits sociaux, les droits de l’homme ne sont pas tombés tout cuits dans notre assiette, il a fallu se battre pour les obtenir et il faut toujours se battre pour les conserver.
Le petit cercle des partisans de la révision du procès Dreyfus s’est peu à peu élargi. En enquêtant, ils ont rassemblé peu à peu les pièces du puzzle. Puis ils ont fini par se convaincre de l’innocence de Dreyfus, comme d’autres aujourd’hui se sont convaincus de l’inanité du projet de nouvel aéroport. Grâce à leur ténacité et aux preuves qu’ils ont accumulées, les Bernard Lazare et autres ont réussi à convaincre quelques élus, comme le sénateur Scheurer-Kestner qui a osé interroger publiquement le ministre de la Guerre. réponse du ministre : « Dans cette affaire, le coupable a été »justement et légalement condamné« ». On croirait entendre nos ministres d’aujourd’hui expliquer que NDDL a été « justement et légalement décidé » et que les agriculteurs qui cultivent ces terrains seront expulsés sans doute, mais « justement et légalement indemnisés ».
d’autres similitudes ?
On faire d’autres rapprochements éclairants :
– Sur le rôle des experts. Pour « prouver » la culpabilité de Dreyfus, on a eu recours à des experts en graphologie. Pour Bertillon, le chef du service de l’identité judiciaire en 1894, Dreyfus était coupable ! Sa culpabilité était même prouvée de façon « péremptoire, absolue et sans réserve ». Aujourd’hui, même les experts les plus favorables au projet de NDDL ne sont pas aussi catégoriques. Quant à d’autres, ils émettent les plus sérieux doutes et démontrent aujourd’hui que les chiffres avancés pour justifier le projet étaient faux mais il est vrai qu’il s’agit d’un cabinet qui n’est pas français.
– Sur le rôle de la grande presse. L’histoire a retenu le rôle du journal de Clemenceau, l’aurore, qui a publié le fameux « J’accuse » de Zola le 13 janvier 1898. Mais, on l’oublie trop aujourd’hui, la grande presse de l’époque est quasi unanimement favorable à l’armée et donc antidreyfusarde. Il a fallu l’investissement personnel de quelques « intellectuels » comme le romancier Emile Zola qui a délibérément couru le risque de la réprobation, de la condamnation en Cour d’assise et de l’exil, pour que l’opinion publique commence à évoluer. Mais en 1898 encore, quatre ans après la condamnation de Dreyfus, la grande majorité fait confiance au gouvernement méline qui déclare : « il n’y a pas d’affaire Dreyfus ». On croirait entendre notre ministre de l’Intérieur actuel déclarant qu’il faut se débarrasser du « kyste » de NDDL Attention, ce n’est peut-être pas seulement un kyste, mais un cancer susceptible de développer des métastases dans tout le pays !
A propos des moyens de communication, il faut noter une évolution détestable de nos moeurs du point de vue éthique. c’est à une autre affaire qu’il faut faire référence : quelques années avant l’affaire Dreyfus, il y a eu la presque aussi célèbre affaire du Panama. Pour construire le fameux canal du même nom, il a fallu payer des journalistes et des hommes politiques. Cela fit scandale ! Aujourd’hui, la Région vient de décider de payer des journalistes pour faire la même chose ! Et elle s’en vante ! LÃ , la coupe déborde et je pense : j’espère ! : que les journalistes honnêtes vont se révolter
Photo : Sylvain et Brigitte Fresneau, agriculteurs à Notre Dame des Landes
Mais revenons à Dreyfus qui se ronge sur l’île du Diable. Malgré les preuves de plus en plus évidentes de son innocence et de la culpabilité d’Esterhazy, les autorités légitimes persistent dans leur déni : « Au nom du peuple français », le tribunal militaire de Rennes condamne à nouveau Dreyfus le 9 septembre 1899. Pourtant les amis de Dreyfus, de plus en plus nombreux, ne se découragent pas : ils sont fiers d’avoir réussi à convaincre deux membres du tribunal (sur sept) de son innocence ! Leur combat s’est donc poursuivi : malgré deux décisions on ne peut plus « légales ».
Comme, en France, nous vivons dans un régime républicain mais de tradition monarchiste, c’est le président de la République qui a gracié Dreyfus dix jours après sa deuxième condamnation. Faudra-t-il attendre la même chose sur NDDL ? Attendre que le président François Hollande annule le projet d’aéroport jugé enfin inutile à la collectivité, nuisible à l’agriculture paysanne et contraire aux principes les plus évidents du développement durable ? Pour cela, il devra sans doute désavouer son premier ministre et nous aurions peut-être intérêt à réclamer sa démission dès maintenant pour hâter une issue favorable à ce conflit qui a déjà trop duré, car il fait le jeu de nos véritables adversaires.
De l’antisémitisme au mondialisme
Mais, me dira-t-on, il ne faut pas tout mélanger : les soubassements de l’affaire Dreyfus, c’était l’antisémitisme de l’épo-que, une idéologie dominante qui a révélé tous ses méfaits au XXe siècle. Bien entendu, l’antisémitisme n’est pas du tout en cause à NDDL, mais il s’agit d’une autre idéologie qui est en train de montrer les dégâts qu’elle peut causer : celle de l’ultralibéralisme et du mondialisme.
Nous sommes à peu près tous d’accord : au niveau des principes affirmés tout au moins : pour dire que notre modèle de développement doit être revu car il est trop consommateur d’énergies non-renouvelables, que le réchauffement de la planète nous prépare des drames futurs, peut-être incontrôlables Faut-il, dans ces conditions, favoriser le développement des transports aériens qui consomment du pétrole comme aucun autre moyen de transport ? Faut-il favoriser le transport des marchandises par avion alors que les cargos sont infiniment moins coûteux ? La société idéale dont nous rêvons est-elle celle qui permettra à chacun de consommer à Noë l des haricots verts d’Afrique du Sud et tous les produits frais hors saison ? Personne ne peut répondre positivement à ces questions s’il a gardé non pas même le sens de l’intérêt général, mais tout simplement un peu de bon sens.
Nous sommes déjà un pays développé, nous avons accumulé d’énormes richesses, le principal problème n’est pas d’en accumuler de nouvelles, mais de mieux répartir nos ressources, de mieux répartir aussi notre travail et de développer des liens sociaux de proximité pour nous sentir moins seuls et donc plus heureux. c’est à ces chantiers que tous ceux qui se battent pour la justice sociale doivent consacrer leurs efforts. Il faut donc se débarrasser des faux débats comme celui de NDDL. Et le plus tôt sera le mieux.
Une dernière remarque, destinée celle-ci aux opposants à l’aéroport. Ce n’est pas par une radicalisation des formes de combat que les partisans de Dreyfus ont gagné : les coups de force se sont plutôt situés du côté de l’extrême-droite et des nationalistes de l’époque qui se sont déconsidérés : mais en argumentant sans cesse, en faisant des pressions sur les élus : mais non-physiques. Il faut à tout prix s’en tenir là , car tout dérapage servira à déconsidérer le mouvement. Peut-être faut-il faire preuve d’imagination ? La jeunesse mobilisée aujourd’hui n’en manque pas.
Mais j’en suggère une autre. Pourquoi ne pas lancer un grand concours du genre : « Quels projets de développement local pourrait-on financer avec les fonds publics économisés par l’abandon du projet de NDDL ? » Ce serait une façon de prolonger les initiatives du Conseil Général de Loire-Atlantique qui met habituellement un point d’honneur à soutenir les initiatives locales originales.
Signé : René Bourrigaud, le 18 décembre 2012
Naturalistes en lutte
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