Ecrit le 12 août 2015
Un proverbe dit que, pour bien remplir une vie, « il faut faire un enfant, planter un arbre et écrire un livre ». Une dame de la région de Châteaubriant raconte .... lucide et fataliste. « Je n’ai pas fait une œuvre d’art de ma vie. Rien, ni personne, ne fait ce qu’il veut. On suit chacun son petit bonhomme de chemin. Il est tracé d’avance. On s’arrête à la dernière barrière, c’est tout. Parfois, comme moi, on regarde en arrière en se demandant ’’ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ?’’. Mais je sais qu’à ces questions, personne ne me répondra et c’est sûrement mieux ainsi. »
Au village du Pont
Le plus lointain souvenir en ma mémoire c’est le Pont – ce hameau de Martigné-Ferchaud (Ille et Vilaine). Quelques petites fermes, quelques vaches, un cheval et des volailles. J’y fus amenée par ma mère, j’avais trois semaines, chez la ’’Mère Robin’’. Elle et son époux, comme leurs voisins, ils vivaient surtout de ce qu’ils récoltaient. Du lait de trois vaches, des œufs, des volailles et un cochon, quelquefois une chèvre.
Lui était beaucoup plus vieux qu’elle d’une vingtaine d’années. Elle s’était mariée parce qu’il le fallait, ayant été deux fois déçue et lui cherchant une femme pour tenir son ménage. Dans les campagnes, à cette époque, on n’allait pas loin pour trouver son ou sa partenaire. Il y avait les amis d’enfance ou ceux qu’on rencontrait en allant à la messe. C’était bien souvent désigné d’avance soit par habitude, soit par nécessité pour que les terres s’agrandissent. Parfois, quand la trentaine approchait, le curé s’en mêlait et allait au pays voisin chercher une fille ou un garçon à marier. L’amour venait ou ne venait pas. On était marié, on y restait jusqu’à la fin. Ce fut, je crois, le cas de mes parents nourriciers. Je leur ai gardé une grande affection dans mon cœur et l’endroit, par lui-même, revient souvent dans mes rêves, comme un petit paradis perdu. Quand ils se marièrent, elle avait déjà deux filles. De lui, elle n’a pas eu d’enfant. Pour rallonger leur budget, elle prit des nourrissons, elle en éleva trente sept. Je fus le deuxième.
Je me revois donc, un lointain matin, me réveillant dans un lit en coin, au creux d’une couette de plumes, dans des draps bien blancs. A gauche du lit, une bonne flambée de fagots dans la cheminée ; en face de moi, entre deux armoires, une grande horloge dont le balancier était un soleil. Son mouvement doux a rythmé bien des heures de ma petite enfance. Il y avait le matin une odeur de lait qui émanait des seaux arrivant de l’étable. Tout était très propre.
Quand ma toilette était faite, un peu de savon sur le coin d’une serviette, un coup de brosse dans les cheveux, j’allais jouer dans la cour. Mes jeux étaient aussi rustiques que tout le reste. Je me souviens, entre autres, des poupées de maïs, blondes ou rousses que j’habillais avec des feuilles et que je couchais dans des boîtes à chaussures. Des nids que je cherchais à des poules égarées dans les haies du pré derrière la maison. De tant de papillons que je chassais (je n’en ai plus revu de si beaux et si nombreux), sur les fleurs et les rives de la rivière du bas quand Mme Robin lavait son linge à grands coups de battoir, à genoux dans une caisse sur de la paille, si près du bord que, quand j’y pense maintenant, je me demande comment elle faisait pour ne pas tomber dedans. En été, il y avait de la reine des prés qui sent si bon, des églantines en guirlandes, des marguerites par brassées.
En juillet, je suis allée quelquefois rejoindre le père Robin, dans les champs où il moissonnait encore à la faux. Elle ramassait le blé, faisait des gerbes avec des lianes en paille d’avoine ; moi pendant ce temps, je restais à garder le nourrisson qui avait été amené dans un landau par les chemins creux et caillouteux. Je secouais le bébé pour qu’il dorme ou qu’il ne pleure pas. Je le roulais pour le mettre à l’ombre.
Il m’est arrivé, une fois, une chose qui m’a marquée. L’enfant devait dormir et je cherchais des morceaux de bois, gros comme des baguettes, bien droits. Je ne me rappelle plus pour quoi faire. J’en avais déjà quelques-uns et sous le grand châtaignier qui bordait la route sur le bord du talus j’en vis un exactement de la grandeur qu’il fallait. Je montai sur le talus et le pris dans les mains. Mais je poussai un cri, la baguette bougeait ! Je la rejetai brutalement. C’était une vipère. Elle tomba à quelques centimètres du landau, La mère Robin la coupa avec une faucille et ce jour-là je reçus une fessée mémorable. J’ai « gobé » comme elle disait en son patois du Pays de la Mée. Comment voulez-vous que j’aime l’anguille ? Même maintenant ? Il me reste toujours quelque chose dans mon subconscient qui ressemble à du venin. Pourtant je ne devais avoir que quatre ou cinq ans.
Il faut reconnaître aussi que Mme Robin était assez stricte. Il le fallait dans ce métier. Ce n’est pas pour rien qu’elle a eu tant d’enfants à élever. Elle les élevait bien. Sans trop de cajoleries, elle n’en avait pas le temps. M. et Mme Robin étaient pieux tous les deux. Chaque matin, chaque soir, ils prenaient une chaise basse et sous le Christ accroché sur la cheminée, à genoux, tête basse et décoiffée, ils disaient leur prière en essayant de temps en temps de m’y initier. Chaque dimanche, ils allaient à la messe, au bourg, à cinq kilomètres. Lui partait de bon matin, pour aller à pied à la messe de huit heures et elle, après avoir fait son travail, s’habillait et mettait sa coiffe pour aller à celle de dix heures et demi, dès qu’il revenait. Il me rapportait souvent une petite brioche ou quand il y avait une carriole, on m’y emmenait. Il fallait alors que le cheval traverse la rivière à l’endroit le moins profond : « le gué ». L’été c’était agréable. Quand on entendait, de la route ensoleillée, les cloches appelant les paroissiens, le cheval fouetté prenait le trot et ses grelots tintaient en harmonie avec les carillons de l’église. Il m’est arrivé de les entendre depuis, ces cloches, leurs sons sont toujours les mêmes, mais maintenant, elles me font pleurer sans que je sache pourquoi et sans que je puisse m’en empêcher.
Le cheval s’appelait Riguadin. Il n’était pas jeune. Il avait déjà beaucoup travaillé la terre et creusé les sillons, fait les batteries et le chemin de la messe. Il était roux, lent et large. Une bonne bête fidèle et obéissante. Je ne craignais rien de lui. Pour moi, il avait toujours été là et je pouvais l’approcher et lui caresser le museau.
Un jour, le fils du fermier voisin, qui était un peu plus âgé que moi, le prit pour l’emmener boire à la rivière. Jean devait avoir une dizaine d’années et moi huit. En me promenant je descendis vers le chemin qui allait à la rivière, un chemin creux, bordé de grands arbres, tout ombragé. Lorsqu’il revint, Jean était sur Riguadin. Il me demanda si je voulais monter aussi à cheval. En m’aidant du talus, je montai derrière lui, et comme il n’y avait pas loin, nous arrivâmes en riant tous les deux devant la maison. Eh ! bien, je vous jure que là aussi j’ai « gobé ». Ce n’était pas l’imprudence qui avait fait mettre Mme Robin en colère, c’était que une fille, même à huit ans, ne devait absolument pas s’approcher trop près d’un garçon. Autre temps, autres mœurs.
Jusqu’à quatorze ans, je suis retournée tous les ans chez eux passer un mois de vacances. J’aidais un peu aux travaux. J’allais garder les vaches avec les filles des fermes voisines ou rincer le linge et l’étendre sur l’herbe.
Les batteries avaient lieu bien souvent dans ce mois-là et j’aimais bien tout ce remue-ménage d’une ferme à l’autre où se regroupaient tous ces gens pour s’entraider dans la chaleur et la poussière du blé, l’odeur de la paille, de la sueur et des chevaux. Les repas qui ressemblaient aux repas de noce avec du cidre, de la viande, des galettes, des cris et des rires, se terminaient au crépuscule avec un violoneux ou un accordéoniste.
De ma petite enfance je n’ai pas de mauvais souvenirs. Il est certain que ceux avec qui je vivais devaient avoir eux aussi leurs problèmes, leurs inquiétudes et leurs peines mais j’étais très jeune et je ne m’en rendais pas compte. Aujourd’hui je sais que pour eux à cette époque-là la vie était dure et que seul le travail leur permettait de vivre décemment sans plus.
Quand l’heure arriva de la retraite, ils vendirent le peu qu’ils avaient et vinrent habiter au bourg dans une cour face à l’église. M. Robin devait bien approcher de soixante-dix ans. Ses cheveux étaient tout blancs et sa moustache à la gauloise aussi. Il ne vécut que quelques années en ville. Mme Robin elle, continua d’élever encore des petits puis se fit bonne du curé et alla terminer ses jours dans une maison de retraite très pieusement, à quelque trente kilomètres de là. Elle fut ramenée dans le cimetière de Martigné, ce même cimetière où fut inhumé son mari et aussi mon arrière-grand-père et quelques parents du côté de ma grand-mère. Je peux dire vraiment que le jour de son enterrement j’eus un très gros chagrin car elle fut pour moi comme une mère et avec les trente sept enfants qu’elle a élevés, si une femme fut bien méritante et courageuse ce fut elle.
Si je ne suis pas allée souvent sur sa tombe, c’est parce que ce n’était pas nécessaire pour moi d’aller voir un mètre carré de ciment dans un cimetière pour me souvenir d’elle. Tous ceux que j’ai aimés restent présents dans mon cœur. Je souhaite que le jour de mon grand départ tous ceux dont je garde les souvenirs au fond de moi-même, m’apparaissent en me tendant la main pour m’aider à passer la grande rivière et me retrouver avec eux.
Moi, j’étais issue d’un père normand et d’une mère bretonne. Mon père était fils de cheminot ; mon grand-père paternel Auguste était chef de train et comme les trains n’allaient pas aussi vite que maintenant, il partait souvent plusieurs jours. Ma grand-mère paternelle s’appelait Flavie. Elle avait eu plusieurs enfants, cinq, je crois, mais les deux derniers étaient décédés de la diphtérie en quelques jours et comme elle ne s’en consolait pas, mon père Robert, fut désiré. Malheureusement, un jour d’hiver elle alla repêcher un drap dans le lavoir et périt d’une congestion pulmonaire. Mon père avait neuf ans. J’ai connu mon arrière-grand-père. Je devais avoir une dizaine d’années quand il est mort. Ses abeilles venaient jusque dans sa longue barbe quand il s’approchait de ses ruches. Elles le connaissaient. Quand trop vieux, il partit pour l’hôpital, elle s’ennuyèrent et crevèrent toutes.
Il n’avait qu’un œil, mon arrière-grand-père. J’ai su son histoire beaucoup plus tard car c’était un sacré bonhomme et les gens du pays ont longtemps parlé de lui. Il vivait beaucoup de braconnage, c’est par une balle du garde de chasse qu’il perdit un œil mais par défi ou par habitude, il continua. C’est ainsi qu’un jour en bordure d’un bois, avec son seul œil, il vit bouger quelque chose dans les hautes fougères, il tira et tua…. une vache. Il en résulta sans doute bien des conséquences. Pas facile à vivre, le bonhomme, dur au gain, très autoritaire, aux dires des gens qui l’ont connu. Il finit ses jours à l’hôpital de Martigné où il disputait les femmes de service quand elles lui apportaient à manger des œufs qui n’étaient pas de ses poules. Il les reconnaissait, paraît-il.
Des six enfants qu’eurent mes parents, je fus la seule à rester jusqu’à cinq ans en nourrice et cela a eu de très dures conséquences pour moi pendant toute mon adolescence. J’avais eu toutes les promesses et les joies d’une enfance. Le reste, après fut autre chose.
J’avais, dit-on, du caractère, la réplique facile et envie de me défendre, de défendre aussi les autres, envie de défendre ce que je voyais comme étant juste à mon avis. J’ai toujours cherché à être utile et pitoyable, même au prix de bien des erreurs de ma vie car ce genre de choses ne paie pas. Aujourd’hui, je me rends compte que tous les grands mots que l’on emploie : bonté, charité, justice, amitié, vérité, ce sont des mots creux, presque de la drogue pour endormir et que la vie en réalité est basée sur tous les contraires : ambition, richesse, mensonge, violence, argent, magouille. Il m’a fallu bien du temps pour en arriver là.
Mes parents
Quand je connus vraiment mes parents j’avais donc entre cinq et six ans. Mon père était de taille moyenne, brun, les yeux gris, des traits assez fins, des mains longues et osseuses. Il avait beaucoup de morale mais ne la mettait en pratique que pour les autres. Il s’écoutait parler, faisait de belles phrases ; imbu de sa personne, il aimait être élégant et par la même était assez prodigue. Il lui fallait de l’argent sur lui, pour aller au café et éblouir les copains. Des copains, il en avait toujours, des bien mais surtout des moins bien. Il les invitait facilement à la maison. Certains lui furent utiles mais j’en connus beaucoup qui lui furent néfastes : à lui, à nous, à moi aussi. Il n’était somme tout que peintre à la SNCF pour peindre les wagons ou les bateaux de la ligne Dieppe Nervaven et son salaire ne devait pas être très gros.
Ma mère était petite, vive, brune, intelligente et instruite. Elle parlait et écrivait l’anglais qu’elle avait appris seule, au contact des soldats américains de la guerre de 14-18. Elle était très débrouillarde et se tirait souvent de mauvais moments. Elle écrivait bien avec une belle écriture, un sens de bon aloi et de correction qui faisait que son courrier était lu et apprécié. Elle a été longtemps courageuse. J’écris tout cela d’elle aujourd’hui mais à quinze ans, je n’en disais pas autant. Si j’ai changé d’avis c’est que maintenant je vois les choses autrement.
Donc quand j’arrivai à Dieppe, mes parents habitaient avec mes grands-parents maternels au bout d’une rue qui donnait tout près de l’avant-port. Il n’y avait pas en ce temps-là de tout à l’égout. La rue sentait le poisson, le ruisseau, la vase à marée basse. Dans les maisons avec une cour, les WC se trouvaient dans un coin de la cour, les autres, celles qui avaient des étages, les WC étaient tout en haut, au dernier palier et des camionneurs allaient une fois par semaine chercher les « tinettes » là-haut (sorte de grands bidons avec un couvercle), les descendaient sur leur dos et les transportaient, en payant bien sûr, hors de la ville. Je vous laisse à penser le travail de ces gars-là et l’odeur de la rue ces jours là, surtout en été.
Un jour, je devais avoir cinq ans puisque j’allais encore à l’école maternelle, ma mère décida de ne pas m’envoyer à l’école l’après-midi pour que j’aille chez le coiffeur. J’en ressortis vers 13h30, je pouvais donc encore aller à l’école. Mais je partis juste à l’opposé, chez la mère Dubois, marchande de bonbons. Si je me rappelle bien, j’achetai une souris, un caramel et des craies de couleurs et je me mis à faire des dessins dans les couloirs de la rue en attendant de voir les autres enfants revenir de l’école. J’étais assise sur des marches d’escaliers, pas très loin de chez nous quand la locataire du premier étage descendit ; c’était une voisine qui me connaissait bien et qui n’eut rien d’autre de mieux à faire que d’aller raconter à ma mère que je n’étais pas à l’école. Je ne me souviens plus si j’ai été corrigée ou pas. Ce dont je me souviens c’est que le lendemain ma mère m’amena à l’école, avec, royalement, une tartine de pain sec. Bien sûr je pleurais. Les autres gosses me regardaient. Je ne savais plus où me mettre, mais dans les minutes qui suivirent, la directrice me prit par la main, m’emmena dans sa cuisine, mit du beurre sur mon pain et m’installa devant un bol de chocolat chaud. C’est la seule fois que je fis l’école buissonnière.
C’est aussi dans cette rue-là que mon frère Bernard est né. On m’avait emmenée chez une amie en ville mais quand je revins à la maison, le bébé était là, de la veille. Je le trouvai installé dans un petit lit en fer blanc, à côté du lit de mes parents. Il était chétif, ridé, maigre et il braillait tant que lorsque je fus dans la rue j’annonçai à tous les passants que j’avais un frère qui était un singe. Pourtant mes parents étaient contents, c’était leur premier garçon après avoir eu trois filles.
Il y avait juste en face de chez nous une épicerie-café et mes parents y allaient parfois prendre l’apéritif ; ce qui à cette époque était plutôt le fait de gens aisés, aussi mon père avait-il demandé à la patronne de les recevoir dans sa salle à manger. Il ne voulait pas être mis avec les petits ouvriers ou les matelots et les pêcheurs qu’il ne voulait pas rencontrer. Je n’avais pas l’âge de faire des comparaisons. Cela, je l’ai su bien plus tard par une couturière qui travaillait à proximité. D’ailleurs nous n’habitâmes pas longtemps ce logement-là. Il était très humide et sombre.
La loi Loucheur
Avec la loi Loucheur, mes parents eurent des facilités, vu qu’ils avaient quatre enfants, pour faire construire sur les hauteurs de la ville dans une petite cité d’une vingtaine de maisons avec chacune un petit coin de jardin. Ma sœur aînée et moi continuâmes d’aller à la même école et à la même paroisse . Il y avait plus de deux kilomètres et il fallait descendre par une petite route bordée de jardins et toute caillouteuse. L’hiver on y faisait des glissades, au printemps on montait sur les talus cueillir de l’aubépine ou du sureau. C’est comme ça que je peux dire que j’ai dévalé plus d’une fois les talus et que je me suis tellement ouvert les genoux que j’en porte encore les marques aujourd’hui. Mais même avec les genoux ouverts, il fallait aller à l’école. Pas question de manquer même une journée, à moins d’être malade et d’avoir beaucoup de fièvre. On serrait les dents et y allait en boitant.
L’école
L’école c’était autre chose que maintenant. Pour ma sœur et moi, ce n’était pas une contrainte. Nous apprenions assez facilement. Mais certaines camarades avaient moins de facilités, les institutrices mettaient un point d’honneur à ce que toutes, elles passent leurs examens et, les pauvres !, elles avaient des heures et des heures de copies, d’études, de punitions ou de tours de cour à la récréation.
Je devais avoir dix ans lorsque pour la première fois je fus prise à mon propre piège. J’avoue que j’apprenais rarement mes leçons. Il suffisait qu’une ou deux élèves récitent avant moi et j’enregistrais tout de suite. Je n’en avais aucun mérite. Ce jour-là, pour mon malheur, je fus appelée la première. De plus c’était une leçon de géographie sur la Loire. Je détestais la géographie, me mettant dans l’idée que ça ne servirait à rien aux filles.
Je me suis donc mise devant la grande carte avec une règle dans la main et je restai là, muette, attendant que l’une ou l’autre me souffle mais rien de rien ne vint, sinon des reproches bien mérités et un ordre de copier jusqu’à cent fois la leçon tous les soirs après la sortie du cours du soir. Or c’était l’hiver et le cours du soir finissait à dix-huit heures, l’institutrice restait dans sa classe jusqu’à dix-neuf heures pour corriger les cahiers, et moi avec elle pour faire ma punition. Quand je sortais, il faisait noir. La rue en grimpette que je devais prendre était peu éclairée et après c’était de chaque côté pendant cinq cents mètres des jardins bordés de haies. Un soir en arrivant en haut de la côte, tout essoufflée, luttant avec le vent, j’entendis des cris bizarres comme des miaulements de chat, je m’approchai de la haie d’où venaient ces bruits et lorsque je fus tout à côté, je vis danser dessus, une tête comme celle d’un squelette avec des trous à la place des yeux, et cela s’agitait en criant de plus en plus fort. Je fus prise d’une terreur qui me coupa les jambes et pourtant je me mis à courir tellement vite que je m’abattis sur la porte de la maison, épuisée, sans souffle, le cœur battant tellement fort que je faillis perdre connaissance.
J’ai su, quelques jours après, que c’était un fils de voisin, de seize ans, qui s’était amusé à mettre une bougie dans une betterave où il avait fait un visage avec des trous et qu’il l’avait emmanchée au bout d’un bâton. Pauvre idiot !
Il me revient encore un souvenir de cette rue-là. Il restait, tout au bout, des jardins incultes qui devaient être vendus pour faire des constructions. Comme il n’y avait pas de ’’boueux’’ à cette époque beaucoup de détritus y étaient déposés et comme de bien entendu c’était là que nous allions jouer. C’est là qu’en regardant des maçons creuser les fondations d’une maison, j’ai vu déterrer pour la première fois des ossements humains. En faisant des recherches, il paraît qu’ils dataient des guerres de religion.
C’est de là également qu’un soir je vis mon frère Bernard, il devait avoir quatre ou cinq ans, revenir, guidé par deux gars du coin qui le tenaient par la main avec un pot de chambre comme chapeau, telle-ment enfoncé jusqu’aux yeux qu’il ne voyait plus rien et que ma mère eut bien du mal à le lui retirer. Il y avait de quoi lui retirer les oreilles et le nez en même temps. Quant à ses hurlements, je vous laisse imaginer…
Dans la vingtaine de maisons de la rue Loucheur, il y avait une cinquantaine de gosses de tous âges. L’été pendant les vacances, dans les années trente trois-trente quatre, les gosses jouaient longtemps le soir, jusqu’à la nuit tombée. Les filles ensemble à la marelle bien souvent. Les gars au ballon, aux cartes. Pendant la journée, il fallait aider au ménage, faire nos lits, faire les commissions. Quelquefois l’après-midi, en se promenant, on allait en groupe ramasser de l’herbe pour les lapins.
Je me rappelle d’un certain dimanche après-midi. Une dizaine de filles, des grandes et des plus petites, nous avions décidé de mettre nos petits sous ensemble et d’aller à pied jusqu’à la plage du Puys pour manger des vignots et boire du cidre. Ça faisait loin, au moins cinq kilomètres. Ma sœur et moi avions mis des sandalettes, une robe bleue et un chapeau en paille de riz bleu également. Sur celui de ma sœur, il y avait des cerises rouges, sur le mien, des pâquerettes roses. C’était ma grand-mère maternelle qui les avait achetés. Donc, nous voilà parties, toute une petite troupe. On alla par la route, on prit toutes un bain de pieds à la plage et on se fit sécher sur le sable. Il faisait vraiment très chaud.
On s’aperçut alors que l’orage montait très vite à l’horizon. On fit le rassemblement et on partit en courant par un raidillon qui longeait la falaise pour nous mettre à l’abri dans un café tout en haut de la falaise. J’avais aussi peur du vide, qui était très près, que de l’orage qui menaçait de plus en plus. Il nous prit à moitié route. L’averse nous cingla la figure, nos pieds glissaient sur les cailloux. Ce fut vraiment un sauve-qui-peut général et quand nous fûmes arrivées tout en haut il ne restait plus de nos deux chapeaux que des pauvres choses molles, mouillées, informes et sur nos visages des ruisseaux qui coulaient en rouge comme à des clowns. Pauvres chapeaux !!! Je ne me souviens plus très bien mais il me semble que ma grand-mère ne fut pas très satisfaite…
Les âmes vaillantes
A l’âge de huit ans, comme toute la famille, je dus aller au catéchisme et à la messe. Ma mère nous donnait vingt cinq centimes pour mettre à la quête. Rares sont les fois où ils y allaient intégralement. Quelquefois on s’achetait dix centimes de bonbons en sortant de l’église. Pourtant il y eut un moment où j’ai gardé tout le mois mes vingt cinq centimes, ce qui me faisait un franc et j’étais heureuse d’apporter un gâteau, une pâtisserie à ma mère ; seulement à elle. Est-ce que je m’étais aperçue qu’elle changeait ? Je cherchais à lui faire plaisir.
Peu à peu je me sentis, sans savoir pourquoi comme un canard noir dans une couvée d’oisillons blancs. Est-ce moi qui changeais ? Peut-être. Je me souviens d’une certaine colère… Yvette, ma sœur, achetait un hebdomadaire « Nous deux » il existait déjà à cette époque. Moi, je lisais encore « Ames vaillantes » mais c’était une voisine, une dame bien, qui habitait au milieu de la rue qui me le prêtait. Un jour ma mère me demanda de balayer les escaliers. Ce n’était pas mon tour. Je refusais. C’était à Yvette de le faire. La discussion s’envenima. Je pris une gifle par ma sœur. Je la rendis bien sûr et ça finit par une grosse bagarre. Ce n’était ni la première ni la dernière. Pour se venger Yvette prit toutes les « Ames vaillantes » dans la chambre où je couchais et les cacha. Quand je m’en aperçus, ce fut de la rage. Ces livres ne m’appartenaient pas et je ne pourrais pas les rendre alors je pris, de colère, tous les « Nous deux » et les déchirai en petits morceaux laissant tout un tas au milieu de la chambre. Ce qui me fit le plus de chagrin dans tout ça, c’est qu’elle me rendit les miens quelques jours après. Ils étaient indemnes et ma colère était passée. Je ne pouvais en faire autant.
Après l’histoire des journaux, je me rappelle que j’ai très souvent piqué des colères, des colères bleues, à me rouler par terre mais c’est parce qu’à ce moment là de ma vie, tout a basculé pour moi quand mes yeux se sont ouverts à une réalité, à cette pauvre réalité qui a fait de mon adolescence un continuel combat, une révolte injuste et qui fait que, quand j’y pense encore en ce moment, je sens les larmes me venir aux yeux malgré moi.
L’alcool
C’est à l’alcool que je dois d’être devenue une révoltée, une coléreuse. Je n’ai pas pu accepter que ma mère se soit mise à boire. Il y avait six enfants à la maison. Qu’y avait-il derrière ce changement de ma mère ? Certains ont dit que c’était de la faute de mon père, infidélités, boissons, dettes ? Pourtant il pouvait gagner de l’argent. Il avait un métier ...
Le crédit vint autant au bistrot qu’au boulanger. Quand la paie arrivait, mon père s’était servi et le reste était distribué en quelques jours. Il n’y avait pas d’argent à la maison entre le six et le quinze du mois. On empruntait à droite et à gauche ; c’était souvent pour cela que mon père amenait des copains à la maison. Au bout d’un certain moment, il pouvait se permettre de leur demander de l’argent. J’ai vu ma mère laver du linge pour des gens, raccommoder aussi puisqu’elle avait une machine à coudre. J’ai été moi-même demander de l’argent à des voisins mais c’était toujours pareil, il y en avait toujours trop qui servait à acheter du vin et le lendemain on en était au même point.
Un certain hiver où il avait fait très froid, j’ai vu ma mère déterrer des poireaux avec une bouilloire d’eau chaude, les laver, les mettre en paquet et les porter à vendre au marchand de légumes pour se faire un peu d’argent et de cet argent acheter encore et toujours la même chose – du vin. Je suis allée avec elle, un matin très tôt, tout au bout de la commune, dans un champ, chercher des carottes et des rutabagas. Ils ne nous appartenaient pas. J’avais peur qu’on nous vît. Nous avons bien souvent mangé de la panade (du ragoût sans viande) ou des atrignols (c’était ce qui restait au charcutier et qu’il agglomérait pour les bêtes). Ma mère mangeait de moins en moins, mon père ne faisait pas mieux et quand il rentrait et que lui aussi avait bu, alors c’étaient des scènes épouvantables que les voisins entendaient. Nous redescendions en pleurant, en chemise de nuit, de nos chambres pour les voir se battre ou casser n’importe quoi en se l’envoyant à la tête.
Une pierre noire
Le jour de ma première communion, deux choses m’ont marquée. J’étais allée voir mon grand-père la veille à l’hôpital. Il me fit promettre d’aller le voir le lendemain en communiante, mais je n’ai pas pu y aller. Il était décédé dans la nuit. Au moment où j’allais partir à la messe, je rencontrai en sortant dans la cour un employé de l’électricité qui venait nous couper le courant parce que la facture n’avait pas été payée. Un des plus beaux jours de ma vie venait d’être marqué d’une pierre noire. Inutile de vous dire que je n’ai jamais eu de photo de communiante. C’est ma marraine qui a payé la facture d’électricité à la place du photographe. Pas de chaîne, ni de médaille, ni de souvenirs. Ce fut une journée comme les autres sauf que j’eus une robe blanche et un voile pour un jour seulement. Mais il faut que je dise quand même que l’on m’avait fait faire une belle robe de lendemain – bleu roi en crêpe de chine avec un volant en bas. Cette robe, c’est une des plus belles choses que j’aie possédée étant gosse. Elle a fini lamentablement. L’été suivant, en jouant à saute-mouton avec d’autres filles et ma sœur, je suis mal retombée. En voulant me faire une farce, Yvette s’était relevée au moment où je sautais par-dessus elle. Je suis restée à terre sur le dos. Je ne pouvais pas me relever. Personne ne m’a cru blessée. Elles s’imaginaient que je faisais du cinéma. Les unes après les autres elles m’ont tirée en tout sens et ma robe a craqué de tous les côtés. Il a fallu un taxi pour me ramener à la maison. Il n’y avait pas d’argent pour le payer. Yvette avait peur que je dise que c’était de sa faute et le médecin venu quand même diagnostiqua une fêlure du coccyx. Je n’ai jamais mouchardé auprès de mes parents de la responsabilité de ma sœur mais aujourd’hui, avec les années et les radios que j’ai passées, j’ai toujours mal dans le bas du dos juste là où je suis tombée. Ca aussi c’est un souvenir de jeunesse.
Et puis… et puis… mes souvenirs se font plus pénibles, plus noirs. La vie à la maison devenait intenable. L’alcool, toujours l’alcool et pas d’argent. Il fallait maintenant aller tous les jours à l’économat de la SNCF. C’était à trois kilomètres de la maison. C’était un genre de magasin où les cheminots pouvaient se ravitailler à crédit. La note était retenue sur la paye du mois suivant. Alors comme j’étais la plus costaud des filles, il fallait y aller tous les jours pour ramener de quoi manger pour huit personnes : viande, épicerie, produits d’entretien et surtout les quatre et parfois cinq litres de vin. C’était loin, c’était lourd. Maintenant la santé de ma mère allait en se dégradant et tous les soirs c’était le même spectacle pour moi, mais aussi pour tous les autres. Je prenais de la hardiesse. Je faisais des réflexions. Je refusais d’aller chercher ce poison qui faisait notre malheur.
Mais il était trop tard. Il fallait de la drogue et entre ma mère et moi éclataient des colères, des disputes. Est-ce qu’elle m’aimait ? Je ne sais plus. Mon père pendant ce temps ne faisait pas mieux. Il restait au bistrot avec les copains. Il lui arrivait souvent à lui aussi d’être ivre, alors là, c’était l’enfer, les injures, les humiliations, la bagarre parfois. Je revois, malgré moi, mon père gifler ma mère dans un grand geste théâtral et elle attraper ce qui lui tombe sous la main et lui lancer une livre de beurre en pleine figure et tout cela sous nos yeux et ceux d’un vieux copain aussi ivre qu’eux qui venait très souvent souper à la maison parce qu’il était veuf et qu’il ne voulait pas être seul chez lui. Pourtant il y avait bien assez de bouches à nourrir chez nous sans aller en chercher d’autres.
J’avais quinze ans et j’étais, à coup sûr, la plus forte des enfants et pour cela, j’héritais des plus belles corvées. Ma mère ne pouvait pas payer quelqu’un pour venir laver le linge, je m’y suis mise. Pour chauffer la marmite d’eau, il fallait casser des traverses de chemin de fer avec des coins et une masse. C’est pas souvent que mon père le faisait. Je m’y suis mise et j’ai frotté à la main, maintes fois, refrotté, rincé et tordu pour huit personnes. C’était comme c’était. Peut être pas toujours très propre, je faisais ce que je pouvais, les torchons étaient si noirs et les blancs de travail de mon père si tachés de peinture mais ce qui me mettait hors de moi c’était, après une journée comme celle-là, où j’étais fatiguée à n’en plus pouvoir, de voir ma mère comme elle était et de me disputer encore avec elle. Alors là, je devenais vérita-blement révoltée.
… et un soir ...
Et ce fut un soir comme celui-là qu’eut lieu un des plus terribles souvenirs de ma vie.
J’avais lavé toute la journée. Il devait être vers les six heures du soir. Ma sœur aînée travaillait et n’était pas rentrée. Mon père non plus. Les autres livrés à eux-mêmes jouaient dans la rue. Dans la cuisine, ma mère dormait sur le coin d’une table. Je lui demandai si elle voulait aller se coucher et lui dis que je m’occuperais de faire souper les petits. Elle avait tellement maigri qu’il m’était arrivé deux ou trois fois de la soulever pour l’aider à monter les escaliers.
Comment prit-elle ma demande ce soir-là ? Les injures fusèrent et elle me lança le crochet de la cuisinière à la tête. Je ne l’ai pas reçu mais je me suis mise moi aussi en colère et lui ai sorti des vérités qui dépassaient même mes pensées et puis, parce que je ne voulais pas pleurer devant une femme saoule, je montais dans ma chambre en claquant la porte et en chantant à tue-tête. Je sentais les larmes de rage couler sur mes joues, par dépit, par chagrin, par fatigue. Dans son ivresse, elle comprit bien que je la narguais en chantant et cahin-caha, elle monta l’escalier en se tenant partout.
Arrivée en haut, elle me donna l’ordre de sortir de la chambre mais je lui tins tête et tout en me barricadant je continuai de chanter, alors elle me menaça d’aller chercher un revolver. Je n’y crus pas et je restai sur mes positions. Alors elle alla dans sa chambre, toujours en titubant, revint et tira à travers la porte sans savoir où. J’aurais pu être touchée mais non, la balle troua la porte et se perdit dans le sommier. Ça ne me fit pas céder pour autant mais j’avais peur de sortir et quand elle criait « tu vas sortir » je répondais obstinément « non ». Elle redescendit et je me crus tranquille mais quelques minutes après elle remonta et mit le feu avec de l’alcool à brûler à la porte de la chambre. Quand je vis le feu, énervée comme je l’étais, je pris une couverture que je jetai dessus mais elle commença à roussir et j’eus encore plus peur. A ce moment là, ma mère arrosa les flammes avec le contenu du seau hygiénique qui était resté sur le palier et elle prit un outil, sans doute une hache, et fit un grand trou dans la porte. Je me demande encore ce qu’aurait été la suite si mon père n’était pas arrivé pour lui retirer ça des mains.
C’était fini. Je n’en pouvais plus et pour elle comme pour moi, il fallait que je parte de la maison. Cet épisode de ma vie, je l’ai rarement raconté et je tremble encore en l’écrivant.
Dans ces temps-là je n’eus plus qu’une idée en tête « partir » n’importe où, n’importe comment, mais partir. Pour ne plus être en butte à tout ça, je m’en allais dès que je voyais que ça tournait mal. Je prenais mon manteau et j’allais droit devant moi. Je marchais en ville, sur le port, l’eau m’attirait parfois, j’errais sur les falaises, sur la plage. J’attendais très tard dans la nuit pour rentrer me coucher. Il est arrivé plusieurs fois que la porte soit fermée à clé, alors je me réfugiais chez une copine. Ses parents connaissaient la situation et ne disaient rien. Le lendemain quand je revenais, si toutefois on me posait des questions, je disais que j’avais dormi dans la gare mais on ne me posait pas toujours des questions. C’était plus facile de me faire passer pour ce que je n’étais pas et feindre de le croire.
Et puis septembre 1939 arriva comme un tonnerre dans ce ciel d’automne. La guerre ! Est-ce que je me rendais compte de ce que c’était. Non, sûrement pas. Ce que j’en savais c’était ce qu’on nous avait appris à l’école. Les tranchées, les gaz, les blessés, les morts.
Mais ce dont je me souviens, c’est que j’ai eu, ce jour-là, le pressentiment que cette guerre que tout le monde craignait, haïssait, maudissait, cette guerre, par la force des choses, allait changer ma vie et sûrement celle des milliers d’êtres humains aussi, mais ça je ne m’en rendais compte que vaguement.
(à suivre …)
(les noms ont été changés)