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Ecrit le 16 octobre 2019
Coup sur coup deux analyses ne cessent de nous inquiéter. d’une part un article de la revue usbeketrica.com (1) et d’autre part le livre de Michel Desmurget intitulé La Fabrique du crétin digital . (2)
Dans la revue usbeketrica.com, on pose le problème : « l’ère numérique de la distraction perpétuelle a modifié nos cerveaux. Et les générations futures s’apprêtent à le payer cher. Est-ce une explication trop simple ou une menace réelle ? ». « 66 % des sondés disent qu’ils passeraient plus de temps à lire s’ils passaient moins de temps sur leur smartphone, et 72 % des jeunes disent qu’il leur est difficile de ne pas consulter leur téléphone quand ils lisent. »
Dans le camp des alarmistes, Nicholas Carr, essayiste américain, s’inquiète pour lui-même, car, disait-il en 2011, il n’arrivait plus à lire « comme avant », sans que sa concentration ne dérive au bout d’une page, comme si quelqu’un, « bricolait avec son cerveau ».
Huit ans plus tard son opinion n’a pas changé : « La faculté de lire en profondeur ne disparaîtra pas, mais elle sera probablement limitée à une part de plus en plus réduite de la population. », une activité qui pourrait être promise de plus en plus à l’élite, donc, et creuser encore un peu plus la fracture sociale.
« La page imprimée est un bouclier contre la distraction, poursuit Nicholas Carr. Elle nous entraînait à contrôler notre attention. L’écran a l’effet inverse. Il nous bombarde de distractions et décourage l’attention requise pour la lecture profonde et d’autres pensées contemplatives. A cause du smartphone, nous vivons presque tous dans un état quasi permanent de distraction. »
Maryanne Wolf, chercheuse en neurosciences cognitives, s’inquiète : cela va-t-il « accélérer l’atrophie de nos processus de pensée les plus essentiels : l’analyse critique, l’empathie, la réflexion : au détriment de nos sociétés démocratiques ? ».
Il ne faut pas pour autant considérer la concentration comme le bien suprême et la distraction comme le mal absolu. Katherine Hayles, professeure de littérature, se refuse à opposer l’attention-profonde, « essentielle pour faire face à des phénomènes complexes tels que les théorèmes mathématiques ou les œuvres littéraires difficiles », et l’hyper-attention utile « pour alterner en souplesse entre différents flux d’information, saisir rapidement l’essentiel des matériaux et permettre de circuler rapidement à la fois dans les textes et entre eux ».
Chaque forme d’attention a ses avantages propres. Maryanne Wolf appelle de son côté à développer un cerveau lecteur « bi-literate », à varier le médium selon l’objet de la lecture, et à ne surtout pas se débarrasser du texte imprimé. « Il faut faire comprendre aux enfants et aux adolescents que leur cerveau est riche mais vulnérable ». Mais peut-on résister aux écrans ? « Les technologies sont partiellement responsables : elles nous attirent comme nous le sommes par le sucre après y avoir été accoutumés : mais on ne va pas interdire les smartphones et tablettes ! Le problème est socio-économique, dit Yves Citton, professeur de littérature. Ce qui menace la possibilité et le désir de se plonger dans des livres, c’est avant tout l’omniprésence de sollicitations dont certaines sont comminatoires dans une société où on est tous des petits entrepreneurs de nous-mêmes, dans un monde de flexibilité et de pression temporelle qui s’exerce sur chacun. »
« Le capitalisme, déjà parti à l’assaut du sommeil, allant jusqu’Ã grignoter ce temps jugé non productif, menace aussi directement la lecture », dit encore Yves Citton. « Il s’insinue dans le fait qu’on a tous intérêt à fournir des données à des plateformes, qui nous attirent et en retirent du profit pendant qu’on en retire du narcissisme. Face à ça, le livre apparaît alors comme une plongée un peu archaïque dans une linéarité qui nous permet de ralentir. »
Pour résister au tout-écran, il faut peut-être militer pour un retour du livre à l’école !
Silence, on lit !
c’est la mission que s’est donnée l’association Silence, on lit ! (3) créée par le réalisateur Olivier Delahaye et l’académicienne Danièle Sallenave en 2015, à la suite d’un voyage du premier en Turquie. Dans un lycée francophone d’Ankara, il assiste à un rituel qui l’« ébahit » : tous les jours, à la même heure, le lycée entier cesse son activité pour sortir un livre. Le quart d’heure de lecture est obligatoire pour tous, pas de dérogation possible. Olivier Delahaye décide d’importer l’expérience en France. Mille établissements, écoles, collèges et lycées sont aujourd’hui de la partie, sans compter ceux l’ayant mis en place de façon « sauvage », sans accompagnement.
« L’idée est de lutter pour l’apprentissage de la langue et l’acquisition des connaissances, contre l’illettrisme (qui concerne 7 % de la population adulte, ndlr), la fracture sociale, mais aussi contre le zapping intellectuel dans lequel on vit, explique le réalisateur. LÃ , on coupe. On n’est plus sollicités. Au signal, chacun sort un livre, élèves, professeurs, administrateurs Roman, BD, manga : sauf écran ou article de presse, chacun est libre d’apporter ou choisir un ouvrage dans la langue qu’il désire ».
« Les gens retrouvent un moment pour s’élever, se distraire, avoir leur jardin secret. Les gamins sont ravis, même dans des endroits assez difficiles. Certains garçons pensent que la lecture est »un truc de fille« ou de premier de la classe. Quand ils voient que tout le monde lit, ils comprennent que c’est un plaisir qui peut appartenir à tous. »
L’expérience Silence on lit n’est pas destinée seulement aux établissements scolaires, elle ambitionne de remettre le silence et la lecture au cœur des habitudes dans d’autres types de collectivités : entreprises, hôpitaux, administrations
Le crétin digital
La consommation du numérique sous toutes ses formes : smartphones, tablettes, télévision, etc. : par les nouvelles générations est astronomique. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils frôlent les 6 h 45. En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires).
Contrairement à certaines idées reçues, cette profusion d’écrans est loin d’améliorer les aptitudes de nos enfants. Bien au contraire, elle a de lourdes conséquen- ces : sur la santé (obésité, développement cardio-vasculaire, espérance de vie réduite), sur le comportement (agressivité, dépression, conduites à risques) et sur les capacités intellectuelles (langage, concentration, mémorisation). Autant d’atteintes qui affectent fortement la réussite scolaire des jeunes. « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle », estime Michel Desmurget.
Ce livre, première synthèse des études scientifiques internationales sur les effets réels des écrans, est celui d’un homme en colère. La conclusion est sans appel : attention écrans, poisons lents !
Michel Desmurget est docteur en neurosciences, directeur de recherche à l’Inserm
(1) Usbek et Rica sont les personnages fictifs du livre Les Lettres Persanes de Montesquieu.
Usbek & Rica (magazine) est un magazine trimestriel français, en vente dans les librairies. voir le site usbeketrica
(2) Michel Desmurget : La Fabrique du crétin digital
(3) Silence on lit : voir le site silenceonlit