Accueil > Pays (international) > Pays divers > Le médecin, la bombe noire et la mort
Ecrit le 10 février 2021
Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion. Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté.
Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.
Serment d’Hippocrate, extraits
Ce serment est bien en accord avec la motivation de nombreux médecins : aider, sauver les patients. L’histoire, a contrario, a retenu le nom du Docteur Mengele. Surnommé « l’ange de la mort » il sévit notamment à Auschwitz, donnant libre cours à ses expériences, sans aucune restriction, sur les Juifs et les Tsiganes, des enfants pour la plupart, qui en souffraient atrocement et, souvent, en mouraient. Fasciné par la présence d’iris de différentes couleurs chez les individus, il collectionnait les yeux des victimes qu’il assassinait, il multipliait les expériences dans le but de percer le secret de la coloration artificielle de l’Å“il. Il répertoriait les singularités physiques des personnes et prélevait des échantillons de tissu et des parties du corps. Nombre de ses « »‰sujets tests« ‰ » en mouraient ou étaient tués pour précipiter l’autopsie.
Mais c’est du passé tout ça. Sauf que Wouter Basson, le médecin responsable du Project Coast, exerce toujours dans une clinique près du Cap.
Calvitie, barbe grise, costume anthracite et cravate rayée, le bon docteur a été, entre 1981 et 1990 le chef omnipotent du programme de développement d’armes chimiques et bactériologiques mis sur pied par le régime d’apartheid afin de créer, essentiellement, des substances capables d’intoxiquer, de stériliser ou de tuer les populations noires d’Afrique du Sud.
18 % des projets concernaient la fertilité, et plus précisément la recherche de produits contraceptifs pouvant être administrés à des personnes noires sans qu’elles en aient connaissance.
Les scientifiques partaient donc de produits toxiques connus et tentaient de les transformer en liquide ou en poudre pouvant être utilisée dans une arme, dans une munition ou au contraire dans un produit de consommation courante : boisson, cigarette, tablette de chocolat Ils travaillaient sur des poisons traditionnels comme l’anthrax, le botulinum, le cyanure de potassium, le cantharidin ou le venin de mamba noir. Ils exploraient aussi la piste des bactéries telles que la salmonelle ou l’escherichia coli, s’intéressant de près à celle qui provoque le choléra. Les herbicides et pesticides constituaient également des pistes prometteuses et ils tentaient de manipuler différents types de produits dont la toxicité est testée sur des souris, des hamsters, des chiens, des porcs et différentes espèces de primates. Différents médicaments, anesthésiques ou sédatifs en particulier, ont aussi été détournés de leur usage premier.
Avec une grande ingéniosité, les scientifiques ont produit des bagues à poison, des aiguilles creuses pouvant être glissées dans une cigarette, des tournevis et même des pompes à vélo dont le manche contenait un mécanisme comparable à une seringue, ainsi que des parapluies : semblables aux dispositifs utilisés par certains services du bloc de l’Est : dont la pointe contenait de minuscules billes enduites de poison. La victime ne ressentait qu’une petite douleur comparable à une piqûre d’abeille et la bille était faite de polycarbonate, indétectable aux rayons X et donc théoriquement invisible à l’autopsie.
Les équipes de Basson travaillaient sur « la bombe noire », tentant de synthétiser un produit stérilisant qui pourrait ensuite être vaporisé sous forme de gaz sur les foules de manifestants et les rendre provisoirement ou définitivement stériles. Ou qui serait déversé dans les réserves d’eau potable des quartiers noirs. Un objectif jamais atteint par les chercheurs.
Les chercheurs s’intéressaient aux opposants et notamment à Nelson Mandela, alors emprisonné, afin de trouver un moyen de lui faire contracter un cancer pour limiter son pouvoir de nuisance dans l’hypothèse où il finirait par sortir de prison.[Nelson Mandela, figure emblématique de la lutte anti-apartheid, est effectivement libéré le 11 février 1990, après 27 ans de prison. Il fut le premier président noir de l’afrique du Sud, de 1994 à 1999].
En 1989, les installations du « Docteur La Mort », comme on l’a surnommé par la suite, tournent à plein régime lorsqu’un événement fait tout basculer. Frederik de Klerk devient président de l’afrique du Sud et, contrairement à son prédécesseur, il sait que le régime n’a d’autre choix que de lâcher du lest. Le nouveau président autorise les recherches sur les gaz incapacitants mais interdit formellement les travaux sur les substances létales. Les jours du Project Coast sont comptés.
En 1992, De Klerk ordonne la mise à la retraite anticipée de 23 officiers de haut rang parmi lesquels Wouter Basson, Le médecin quitte les forces armées le 31 mars 1993.
Au même moment, le gouvernement ordonne la destruction de tous les stocks d’armes chimiques ou bactériologiques détenus par l’armée ou la police. Les documents techniques liés aux recherches de Project Coast sont numérisés et gravés sur disques, les papiers sont brûlés.
Le rapport rédigé en 2006 par les Nations unies sur le Project Coast fournit une longue liste des personnalités ayant subi des empoisonnements, à l’issue fatale ou non, entre 1977 et 1993 et dont beaucoup peuvent être reliées aux recherches de Basson. Ce dernier n’a jamais exprimé le moindre remords. Bien pire : dans un documentaire diffusé en 2010, « Marchands d’anthrax : vers une guerre bactériologique ? », il assurait : « la bombe noire a été un projet génial, le plus amusant de ma vie. »
Wouter Basson, le médecin responsable du Project Coast, exerce toujours dans une clinique près du Cap.
Histoire : Les chagos
Mars 1967. Marie-Pierre Ladouceur vit à Diego Garcia, aux Chagos, un archipel rattaché à l’île Maurice. Elle qui va pieds nus, sans brides ni chaussures pour l’entraver, fait la connaissance de Gabriel, un Mauricien venu seconder l’administrateur colonial. Un homme de la ville.
Quelques mois plus tard, l’île Maurice accède à l’indépendance après 158 ans de domination britannique. c’est une histoire vraie. Un document, signé du 30 décembre 1966, révèle un accord secret entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Diego Garcia serait loué aux Américains pour une période de cinquante ans, avec possible reconduction du bail durant vingt ans. Un projet de base navale était à l’étude. Mais il faut débarrasser l’archipel des Chagos de leur population. Les méthodes employées par le Royaume-Uni sont d’abord vicieuses : interdiction de retour après un voyage à l’étranger, diminution drastique des approvisionnements en nourriture et en médicaments
Peu à peu le quotidien bascule et la nuit s’avance, jusqu’Ã ce jour où des soldats convoquent les Chagossiens sur la plage. Ils ont une heure pour quitter leur terre. Abandonner leurs bêtes, leurs maisons, leurs attaches. Pour aller où ?
Une image résume à elle seule le mépris des grandes puissances à l’endroit des Chagossiens. Alors que les soldats installés sur les îles ne prennent pas le temps d’entretenir les sépultures des anciens habitants, ils enterrent leurs chiens avec des égards surprenants et gardent leurs tombes bien propres et nettes.
Roman en cinq actes où la mort rôde en embuscade, toujours présente, toujours prête à frapper comme ce marteau qui fracasse le crâne d’un bœuf dès les premières pages, Rivage de la colère emprunte tous les codes de la tragédie classique, afin de structurer cette histoire et de pouvoir la faire vivre à hauteur d’homme et de femme. (Ed. Pocket)