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Ecrit le 14 mars 2018
On ne construit rien sans enthousiasme
Le 15 mars 1968, Le Monde publie un article de Pierre Viansson-Ponté sur l’état de la société française, appelé à un grand retentissement. Reprenons-le avec quelques petits changements...
Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, dit-il, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. La guerre [en Syrie] les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. ().
d’ailleurs, à l’exception de quelques engagés d’un côté ou de l’autre, tous, du premier d’entre eux au dernier, voient cette guerre avec les mêmes yeux, ou à peu près. Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l’été dernier : la chevauchée héroïque remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions en six jours, l’accès était terminé. Les guérillas d’Amérique latine et l’effervescence cubaine ont été, un temps, à la mode elles ne sont plus guère qu’un sujet de travaux pratiques pour sociologues de gauche et l’objet de motions pour intellectuels. Cinq cent mille morts peut-être en Indonésie, cinquante mille tués au Biafra, un coup d’Etat en Grèce, les expulsions du Kenya, l’apartheid sud-africaine, les tensions en Inde : ce n’est guère que la monnaie quotidienne de l’information. La crise des partis communistes et la révolution culturelle chinoise semblent équilibrer le malaise noir aux Etats-Unis et les difficultés anglaises.
De toute façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous atteint directement : d’ailleurs la télévision nous répète au moins trois fois chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis [plus de 70 ans] et qu’elle n’est ni impliquée ni concernée nulle part où que ce soit dans le monde.
La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n’en trouvent pas. Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pis tout à fait inutiles, presque toujours incompréhensibles.
Heureusement, la télévision est là pour détourner l’attention vers les vrais problèmes : l’état du compte en banque de Killy, l’encombrement des autoroutes, le tiercé, qui continue d’avoir le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France.
[Macron] s’ennuie. Il s’était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et il continue d’aller, officiel et bonhomme, du Salon de l’agriculture à la Foire de Lyon. Que faire d’autre ? Il s’efforce parfois, sans grand succès, de dramatiser la vie quotidienne en s’exagérant à haute voix les dangers extérieurs et les périls intérieurs. A voix basse, il soupire de découragement devant la « vachardise » de ses compatriotes qui, pourtant, s’en sont remis à lui une fois pour toutes de leurs affaires. Ce qui fait d’ailleurs que la télévision ne manque pas une occasion de rappeler que le gouvernement est stable pour la première fois depuis un siècle [et demi].
Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour distraire, ne parle pas assez d’eux. Aussi le calme règne-t-il.
La réplique, bien sûr, est facile : c’est peut-être cela qu’on appelle, pour un peuple, le bonheur. Devrait-on regretter les guerres, les crises, les grèves ? Seuls ceux qui ne rêvent que plaies et bosses, bouleversements et désordres, se plai-gnent de la paix, de la stabilité, du calme social. l’argument est fort. Aux pires moment des drames d’Indochine et d’Algérie, à l’époque des gouvernements à secousses qui défilaient comme les images du kaléidoscope, au temps où la classe ouvrière devait arracher la moindre concession par la menace et la force, il n’y avait pas lieu d’être particulièrement fier de la France. Mais n’y a-t-il vraiment pas d’autre choix qu’entre l’immobilité et la tempête ? Et puis, de toute façon, les bons sentiments ne dissipent pas l’ennui, ils contribueraient plutôt à l’accroître.
Cet état de mélancolie devrait normalement servir l’opposition. Les Français ont souvent montré qu’ils aiment le changement pour le changement, quoi qu’il puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que l’actuel régime ? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d’essayer, simplement pour voir, comme au poker. l’agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi.
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n’est pas d’administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d’exprimer en lois et décrets l’évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s’il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes.
Dans une petite France presque réduite à l’hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion.
Ce n’est certes pas facile. L’impératif vaut d’ailleurs pour l’opposition autant que pour le pouvoir. s’il n’est pas satisfait, l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui.
PIERRE VIANSSON-PONTE
Le Monde du 15 mars 1968
Le texte originel est ici :
https://frama.link/PVP
Ecrit le 14 mars 2018
Châteaubriant s’ennuie
Non qu’il n’y ait rien à faire ! La ville-centre propose de nombreuses activités, sans tenir compte d’ailleurs des communes environnantes. Le philosophe Arthur Schopenhauer, dans Parerga et paralipomena (1851) décrivait déjà la cohorte de ceux, « toujours concernés par le remplissage de leur bourse, mais jamais de leur tête, pour lesquels leur richesse même devient une punition, les livrant aux mains d’un ennui torturant. Pour y échapper, ils s’agitent en tous sens, et voyagent ici, là , et partout. Pas plus tôt arrivés quelque part, ils s’enquièrent tout de suite avec inquiétude des amusements et des clubs, comme un pauvre s’enquiert des possibilités d’assistance ; car le besoin et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. ». Ce texte, aussi, reste d’actualité.
Et on rêve
On rêve à ce qui se faisait à Châteaubriant dans les années précédant 1968. On y trouvait déjà des ouvriers, des paysans, des enseignants se réunissant pour débattre du passé, du présent, de l’avenir, pour refaire le monde. On croyait, alors, qu’on pouvait, qu’on pourrait le faire.
1968, dans son foisonnement, ce fut l’explosion des possibles. Les citoyens, à Châteaubriant, se parlaient dans les rues, dans les cafés, ils avaient pris le pouvoir, ils en découvraient tous les aspects même les plus concrets comme l’approvisionnement de la population, à commencer par la plus déshéritée, comme la nécessité de permettre le commerce, de contrôler-organiser les déplacements. Demain, c’est sûr, on construirait un monde plus juste.
Mais la grande peur des possédants, grands et petits, a repris le pouvoir : il ne fallait pas bouleverser un ordre établi même s’il créait le désordre. Les élections sont passées par là , les citoyens se sont laissé museler.
Alors oui, la France s’ennuie, Châteaubriant s’ennuie. Mais le feu couve sous la cendre, il faudrait si peu de choses pour qu’il nous réchauffe à nouveau ...
Ecrit le 25 avril 2018
Une lectrice nous écrit :
Mai 68
Qu’est-ce qui fait la différence de mai 68 à mai 2018 ?
Mai 68 : moins de 100 000 chômeurs, on a du travail donc on peut exiger plus de libertés.
Mai 2018, plus de 3 millions de chômeurs enfin tout compris peut-être 5 millions,
alors où sont les rêves ?
A.Y.