Accueil > Thèmes généraux > Histoire Nationale > Les onze évadés de Rügen
Ecrit le 8 septembre 2021
Un deuxième récit lié à la famille Orain : celui d’une évasion haletante en 1943. Joseph Orain, avec ses compagnons d’infortune, est prisonnier dans un commando disciplinaire, regroupant soixante à quatre-vingts évadés-repris, français pour la plupart, sous la coupe de gardiens faisant assaut de zèle dans les sévices et la brutalité, à toute heure du jour et de la nuit. Et où ? Loin, dans l’île de Rügen en Mer Baltique, près du Danemark, loin de la Suède. L’évasion pourtant se fera, en bateau, vers la Suède. (extraits du livre)
Les prisonniers qui sont là n’ont qu’une idée en tête, s’évader à nouveau, par la mer. Et pour cela ils n’oublient pas de « repérer avec soin le chemin suivi, les bouées qui jalonnent la passe, les balises, les amers, soucieux de fixer dans la mémoire tout ce qui pourra, dans une prochaine évasion par mer, nous aider à ne pas dévier de la bonne route et à éviter l’échouage ».
A partir d’octobre 1943, une partie du commando est emmené, dans une petite vedette, pour travailler au port de Schaprode, sur un autre point de l’île. Les prisonniers sont devenus spécialistes « dans l’art des cadences douces, du travail au ralenti, au rythme »gefang« (captif) ».
De retour au kommando, des discussions s’engagent : « Vous êtes huit, ils sont trois... Vous pourriez les maîtriser et filer sur la Suède... » Plus d’un parmi eux y a déjà pensé, bien sûr. « Mais il importe d’abord de pouvoir mieux apprécier les chances et les risques de l’opération : possibilité d’échapper à la surveillance installée tout au long de la côte, d’éviter l’interception, de sortir de la passe, de disposer de la quantité de carburant nécessaire »
Le coup est prévu pour le 8 octobre 1943, On répartit les rôles. « Qui maïtrisera les Allemands ? Trois camarades sont désignés pour maîtriser le pilote, trois pour le mécanicien ; Dominique prendra la barre, je guiderai la navigation. Un camarade du kommando possède une carte de l’île ; hier soir j’ai pu en prendre connaissance et l’étudier. Ce soir je la recopierai, je repérerai soigneusement les passes et j’établirai l’itinéraire à suivre ».
Mais les choses se compliquent car, à partir du 8 octobre, l’une des sentinelles allemandes est une jeune femme. « Se colleter entre hommes est une chose, attaquer une femme, la coucher à terre en est une autre. D’abord, nous ne sommes plus entre soldats. Et puis une femme, ça peut crier, se débattre, piquer une crise de nerfs ou tomber en pâmoison comme une fleur... Et, si nous sommes repris et traduits devant un tribunal, quelle interprétation donnera-t-on à notre geste de violence envers elle ?... Non, le risque est trop grand ; s’il y a une femme à bord, nous ajournerons l’attaque ».
L’évasion était prévue pour le samedi 9 octobre. Mais un contre-temps a obligé à la différer. Lundi 11 alors ? Mais ce jour-là le moteur du bateau a des ratés, le mécanicien allemand est inquiet. Mardi 12, mercredi 13 octobre ? Il n’y a plus assez de mazout pour mener l’évasion à bonne fin. Jeudi 14, vendredi 15, le plein de mazout n’a pas été fait.
Lundi 18 octobre, nouvel avatar : « c’est une grosse vedette, la F.I.D. 102, qui nous a transportés. Impossible de s’évader à son bord sans se faire repérer dans le chenal : sa masse imposante ne peut passer inaperçue ».
Jeudi 21 octobre, l’attente est trop longue la résolution de certains est en train de s’émousser. Et le kommando-fuhrer a modifié l’équipe. De plus la réserve de mazout de la F.I.D 102 est encore insuffisante pour rejoindre la Suède, il faut, de toute manière, demeurer dans l’expectative.
Jusqu’Ã la fin octobre les contre-temps se succèdent. « Nous sommes anéantis devant cette fatalité qui s’acharne contre nous ».
Dimanche 31 octobre, c’est sans doute le dernier jour de la corvée à Schaprode. Les onze candidats à l’évasion s’ingénient à retarder les opérations ; « Sabotage ! Franzôsiche Revolution ! » grommelle l’officier allemand. « Les pelletées de charbon continuent de monter au ralenti. La technique de Raymond est admirable : à chaque coup, il soulève quatre ou cinq briquettes dont la moitié à peine arrive à destination ; le reste tombe à l’eau ou redégringole dans la cale. Regain de fureur du petit lieutenant ; ses invectives pleu-vent sur nos têtes ».
c’est enfin le moment choisi pour reprendre le bateau. « Près de celui-ci, discutant avec les Allemands, nous remarquons un vieux couple endimanché qui semble attendre lui aussi. Serait-ce pour embarquer avec nous ? Voilà qui compliquerait notre affaire. L’homme, passe encore, il ne nous donnera pas grand mal. Mais la pauvre vieille, c’est une autre histoire : comment réagira-t-elle aux émotions que nous devrons lui infliger ? Il n’y a pas à tergiverser pourtant : c’est notre dernier voyage et les scrupules sentimentaux ne sont plus de mise ».
C’est déjà la tombée du crépuscule. L’endroit prévu pour l’attaque est maintenant tout proche. Toute l’équipe est prête sauf un qui lâche au dernier moment. Fiasco. Retour au Kommando, la rage au cœur. C’était la dernière chance.
Lundi 1er Novembre, en cette Toussaint ensoleillée, la Providence voudrait-elle enfin nous exaucer ? « Voici que, par miracle, on nous renvoie à Schaprode où la péniche que nous déchargions a disparu. Ne reste à quai qu’un tas de charbon dont la masse nous semble suffisamment imposante pour que sa manutention puisse occuper notre journée ». L’équipe multiplie les subterfuges pour faire traîner le retour jusqu’Ã 16h30.
« Bouée 25... Bouée 24... A la bouée 22, nous agirons ». Les rôles ont été répartis. Bouée 22, un bruit sourd de chute, puis de mêlée. Des gémissements étouffés, les poitrines qui ahanent : il y a neuf hommes à terre qui luttent, muscles et visages crispés, regards exorbités. Les Allemands sont ligotés. Auprès de chaque Allemand deux camarades sont assis avec consigne de les surveiller et de s’enquérir de leurs désirs : qu’on leur donne à manger s’ils ont faim, des cigarettes s’ils veulent fumer.
Tous les cent mètres, bouées rouges à bâbord, bouées noires à tribord, il ne faut pas dévier de l’étroit chenal.Tous feux éteints, impossible de se repérer à la boussole, il reste les étoiles Il faut rejoindre Trelleborg sur la côte suédoise en évitant les îles danoises qui sont sous contrôle allemand. Encore 85 km à parcourir. « Beaucoup plus de temps qu’il n’en faut, si on nous recherche, pour nous repérer et nous intercepter... ».
Joseph Orain
Il est près de dix heures quand, dans ce noir où mer et ciel confondus ne permettent plus de situer la ligne d’horizon, nos yeux croient distinguer, légèrement nord-ouest, un point lumineux, trop bas pour être une étoile, trop fixe pour être un bateau.
La Suède ?
Nous n’osons le croire. Avertis de la proximité de la côte suédoise, nos prisonniers croient devoir nous rappeler que nous sommes à bord d’un bateau militaire allemand ! « Les Suédois vont sans doute vous tirer dessus, nous préviennent-ils, si vous arrivez ainsi sans pavillon et tous feux éteints. ». Deux camarades enlèvent leur chemise. Encore que la blancheur de cette lingerie laisse un peu à désirer, nous la fixons au mât de la vedette et c’est ainsi pavoisés que nous aborderons aux rivages scandinaves.
Et voici que nous frôlons, à folle allure, toute une file de piquets fichés en mer, quand soudain, d’abord à peine sensibles, puis plus prononcées, quelques secousses suivies d’une série de raclements significatifs viennent nous avertir que nous touchons le fond Le 3 novembre 1943, à la BBC, la radio de la France Libre annonce triomphalement que onze prisonniers ont réussi leur évasion.
Le livre, intitulé « Dehors » est disponible à la médiathèque de Châteaubriant ou chez H.Garry (tél 02 40 81 25 80)