Accueil > Châteaubriant > Hannah Arendt, la banalité du mal
Ecrit le 10 mars 2021
Hannah Arendt est née en Allemagne, à Hanovre, en 1906 et décédée à New York en 1975. Philosophe, politologue et journaliste allemande naturalisée américaine, elle est connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l’histoire ; elle soulignait toutefois que sa vocation n’était pas la philosophie mais la théorie politique, c’est pourquoi elle se disait politologue plutôt que philosophe.
Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine : ses deux livres les plus célèbres sont Les origines du totalitarisme (1958), et La crise de la culture (1961). Pour elle le mot totalitarisme exprime l’idée que la dictature ne s’exerce pas seulement dans la classe politique mais dans toute la société, y compris dans les sphères privée et intime.
Avec la montée de l’antisémitisme et l’arrivée des nazis au pouvoir, elle s’intéresse de plus près à ses origines juives ; chargée de recueillir les témoignages de la propagande antisémite par le président de l’Union sioniste allemande, un ami de la famille, elle est arrêtée par la Gestapo en 1933 puis est relâchée grâce à la sympathie d’un policier. Elle quitte l’allemagne sur-le-champ.
Arrivée en France, elle devient la secrétaire de la baronne Germaine de Rothschild, participe à l’accueil de Juifs, pour la plupart communistes, qui fuient le nazisme et facilite leur émigration vers la Palestine ; après son divorce (elle avait été l’épouse de Günther Anders de 1929 à 1937), elle se remarie en 1940 avec l’un d’eux, Heinrich Blücher.
Après avoir été internée par le Gouvernement français avec d’autres apatrides dans les Basses-Pyrénées, elle est libérée et s’embarque pour les Etats-Unis en 1941, un visa en poche. A New York, elle collabore à plusieurs journaux et magazines dont The New Yorker.
Après la Seconde Guerre mondiale, elle retourne en Allemagne puis entame en 1951 une carrière universitaire comme professeur invité en sciences politiques dans de grandes universités américaines. Elle devient la première femme nommée professeur à Princeton.
En 1961 et 1962, elle offre au magazine The New Yorker d’agir comme envoyée spéciale pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi, auquel elle assiste en 61 et 62. l’accusé n’est pas, comme elle s’y attendait, « une bête furieuse » : c’est un homme « insignifiant ». Le procès fait une large place au nazisme et à l’antisémitisme, mais Hannah Arendt veut essentiellement com-prendre le rapport entre le « petit fonctionnaire médiocre » et ses actes. En 1963, dans son ouvrage intitulé Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt met en lumière le fait que le mal ne réside pas seulement dans l’extraordinaire mais dans le quotidien, où l’on est prêt à commettre les crimes les plus graves.
Cette notion a donné lieu à d’importantes polémiques, certaines personnes considérant qu’elle en arrive à « déresponsabiliser » les dirigeants nazis de leurs crimes bien que Hannah Arendt se soit toujours opposée à cette interprétation : elle soutient en effet qu’Adolf Eichmann a abandonné son pouvoir de penser pour n’obéir qu’aux ordres, qu’il a renié cette qualité humaine qui consiste à distinguer le bien du mal, et qu’en n’ayant aucune conviction personnelle, aucune intention morale, il est devenu incapable de former des jugements moraux ; il a choisi d’arrêter de penser, voilà pourquoi il est coupable, l’obéissance « mécanique » n’étant pas dans cette situation une excuse : son crime est impardonnable.
d’un point de vue philosophique, ce qui est en cause dans les actes affreux qu’il a commis n’est donc pas tant sa méchanceté que sa médiocrité, d’où l’expression présente dans le titre du livre « banalité du mal » qui, pour Hannah Arendt, n’est pas de l’ordre de la théorie ou du concept, mais du fait : il ne s’agit pas d’un phénomène ordinaire et pourtant il s’observe dans le comportement de gens ordinaires.
La culture, l’autorité
Pendant toute sa vie, Hannah Arendt s’est intéressée de près au problème de l’éducation, de la culture, et de l’autorité.
Le domaine de l’éducation doit être, selon elle, fermement séparé des autres domaines. « c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent », écrit-elle dans La crise de la culture. Et elle poursuit : " Premièrement, il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde et non pas leur inculquer l’art de vivre. Etant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu’on ne peut pas traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde.
L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus . c’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer à la tâche de renouveler un monde commun ".
L’inégalité devant le véritable héritage culturel, qui seul permet à l’homme de s’accomplir, repose sur une injustice douloureuse. En effet, la « culture de masse actuelle » prive certains hommes d’une partie de leur nature et compromet ainsi toute intégration sociale. Longtemps considérée comme un privilège réservé à une élite, la culture doit désormais faire face à la remise en cause de son statut, derrière le manque de nourriture. Pour en finir avec l’injustice culturelle, la sociologie en vient à rejeter l’idée de culture. Ne vaudrait-il pas mieux élargir son accès plutôt que de la réduire à néant ?
Selon Hannah Arendt, la culture fondée sur les humanités, en particulier sur la lecture, est , plus qu’un simple loisir, un moyen de « transcender » son être afin de s’accomplir.
Quant à l’autorité, elle est souvent prise pour une forme de pouvoir ou de violence parce qu’elle oblige à obéir. Pourtant, là où la force est employée, l’autorité a échoué. Hannah Arendt constate que « La disparition de l’autorité est simplement la phase finale d’une évolution qui pendant des siècles a sapé principalement la religion et la tradition. » « s’il faut vraiment définir l’autorité, poursuit-elle, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité et où tous deux ont d’avance leur place fixée. »
Les thèses de Hannah Arendt sur la crise de l’éducation et de l’autorité vont de pair avec sa prise de conscience de la crise de la modernité. Son analyse tente de rendre compte de la condition de l’homme moderne : condition historique, anthropo-logique et existentielle qui a des inci-dences sur le vécu.
Mais la « rupture » de la modernité ne doit pas pour autant être synonyme d’« abandon ». Certes « le fil de la tradition s’est rompu » mais, paradoxalement, son effondrement permet d’ouvrir un rapport inédit au passé et de mettre en œuvre la faculté humaine de commencer quelque chose de nouveau, qui coïncide avec l’expérience de la liberté.
« La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, écrit Hannah Arendt dans La crise de la culture, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer à neuf, faculté qui est inhérente à l’action, comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover. »
Les prises de position originales de Hannah Arendt sur le monde contemporain ont grandement contribué à sa célébrité.
Elisabeth Catala