Claustration, impunité policière, racisme, préjugés, glaciation culturelle, colonisation, ennemi, étranger
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Ecrit le 14 décembre 2005
Est-il possible de vivre ensemble ?
L’on a beau remonter le temps, l’avenir du politique s’est toujours joué autour de la possibilité de l’être-ensemble et de la volonté de faire communauté. La démocratie elle-même consiste en la capacité d’imaginer, chaque fois en des termes nouveaux, ce qui tient les hommes ensemble, de manière irréductible.
La démocratie consiste en l’invention d’institutions susceptibles d’arbitrer les luttes qui ne manquent pas d’opposer les hommes les uns aux autres de telle manière que ces luttes ne dégénèrent pas en guerre civile pure et simple.
régime de la claustration
En Europe les démocraties sont rongées de l’intérieur par une grave crise morale. Cette crise se déroule dans le contexte de la globalisation qui est à la fois universalisation et réinvention de toutes sortes de frontières.
L’une des contradictions de la globalisation est, par exemple, de favoriser l’ouverture économique et financière tout en durcissant le cloisonnement du marché international du travail. Le résultat est la multiplication des empêchements à la circulation des hommes et la normalisation des conditions dans lesquelles sont enfermées les populations jugées « indésirables. »
L’on a ainsi assisté, au cours du dernier quart du vingtième siècle, à l’apparition, à l’intérieur même de l’ordre démocratique européen, d’un « régime de la claustration », une formidable expansion des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires, notamment celles qui ont trait à l’administration des « étrangers » et des « intrus » .
L’Europe a en effet mis en place des dispositifs visant à justifier les pratiques de rétention, d’incarcération, ou encore d’expulsion des « étrangers » et des « intrus ». Il en a résulté :
– une prolifération sans précédent des zones de non-droit au cœur même de l’État de droit,
– mais aussi l’institution d’un clivage radical, entre
les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurer protection et sécurité
et une somme de gens littéralement privés de tout droit, totalement livrés à une radicale insécurité et ne jouissant d’aucune existence juridique.
Le régime de la claustration se caractérise aussi des procédures inédites de contrôle et de répression, des formes insoutenables de cruauté, appliquées aux « intrus ».pour les dépouiller systématiquement de toute forme de protection par la loi ou par le règlement.
Cette violence exceptionnelle, est comparable à celle que l’on infligeait autrefois aux ennemis et aux prisonniers de guerre de l’ère pré-moderne, mais aussi aux colonisés et aux Juifs lors des poussées anti-sémites sur le sol d’Europe.
Impunité policière
Dans sa routine, cette violence est administrée par une police sûre de son impunité et gangrenée par le racisme.
A la faveur de la « guerre contre le terrorisme » , les modalités de circulation autour du globe sont devenues plus draconiennes encore. Pour mieux faire valoir son rôle de dispensateur de la sécurité et de la protection, l’État n’hésite plus à semer lui-même la peur et à inventer des figures chaque fois plus complexes de l’ennemi.
Mieux, il a fini par persuader une grande partie de l’opinion publique que l’on ne pourra disposer de cet ennemi qu’en dérogeant chaque fois aux principes élémentaires qui fondent l’État démocratique lui-même.
Du coup, sur le plan culturel, les démocraties européennes ne parviennent plus à imaginer ce qui tient les hommes ensemble, encore moins ce qu’ils partagent. Au demeurant, elles ne considèrent plus la réflexion sur ce « tenir-ensemble » et cette « pluralité » comme faisant partie de leurs responsabilités.
Pis, elles semblent désormais penser que l’apartheid, sous une forme ou une autre, est le véritable avenir du monde. Nombre de leurs citoyens ne veulent plus, ni vivre, ni partager leur existence individuelle et collective avec certaines catégories et espèces humaines - des gens (nationaux et étrangers) dont ils pensent qu’ils n’ont vraiment jamais été, qu’ils ne sont et ne seront jamais vraiment des leurs.
Voilà la signification profonde et des violences actuelles contre les « étrangers » , et du durcissement des politiques de l’immigration, et - chose plus préoccupante encore - du traitement réservé aux minorités raciales dans maints pays européens.
Les vieux préjugés
Ce désir d’apartheid n’est pas nouveau. En fait, il remonte à l’époque de l’expansion européenne outre-mer. L’Europe était alors convaincue que les colonisés étaient des êtres inférieurs que seule notre excessive humanité tolérait. Aujourd’hui, les Européens proclament de plus en plus haut et fort ce désir d’apartheid à un âge où l’on pensait que malgré les inégalités de pouvoir et de revenu, le monde avait abandonné les vieux préjugés (races supérieures et d’autres inférieures, cultures primitives auxquelles s’opposerait « la civilisation » ).
Or le désir d’apartheid en Europe se nourrit précisément d’une formidable réhabilitation de tous ces vieux préjugés.
Ceux-ci se donnent le plus à voir dans les pays dont on peut dire qu’ils ont, au milieu du XXe siècle, raté leur auto-décolonisation. C’est notamment le cas de la France où les émeutes récentes dans plusieurs banlieues, loin de conduire à un sursaut éthique, ont exposé les soubassements racistes d’une société qui, jusqu’alors, se prévalait d’avoir inventé la raison et d’être un modèle universel d’égalité.
Il ne se passe plus de semaine sans qu’un haut responsable, commentateur ou intellectuel y aille de sa part de défoulement raciste. Passions et haines enfouies dans l’inconscient de la culture résonnent désormais jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Une formidable régression est en cours, à droite comme à gauche.
désormais, il n’y a plus ni frein, ni culpabilité. L’ère du « sanglot de l’homme blanc » est bel et bien terminée.
Glaciation culturelle
A l’instar de ce qui se passait autrefois sous les régimes totalitaires, le Parlement a donc édicté que le passé colonial français fut « globalement positif » .
C’est ce que les enseignants doivent désormais apprendre aux écoliers et lycéens.
Dans une fête sauvage, à la fois joyeuse et désespérée, l’opinion publique veut absolument croire que la colonisation, loin de constituer une forme de violence extrême, arracha en fait les sauvages de la nuit barbare. Elle tient à tout prix à s’auto-persuader que les guerres de conquête et l’occupation coloniale française furent de grands gestes de bienveillance et qu’en réalité, le départ des colons précipita ces pauvres sociétés dans le chaos et l’assistanat. Elle s’étonne donc que les ex-colonisés n’aient que sarcasmes et quolibets à opposer à tant de générosité.
Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres décédés, il ne reste plus de grande voix morale sur la scène intellectuelle pour rappeler deux ou trois vérités.
Première vérité :
coloniser signifie, en son principe, adhérer à des idées de ségrégation, en ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas, en ceux qui doivent vivre et en ceux que l’on peut laisser mourir.
Deuxième vérité :
le message « émancipateur » de la « civilisation » passa par le chemin de la déshumanisation systématique des indigènes.
Troisième vérité :
en rapport à la somme des malheurs que les colons firent tomber sur la tête des vaincus, le colonialisme est « fondamen-talement inexcusable » .
Qu’à la faveur de la colonisation l’on ait construit ici et là quelques routes et voies ferrées (et encore !), que l’on en ait éduqué quelques-uns et rémunéré deux ou trois autres ne change rien au fait que tout ceci fut d’abord fait pour le profit de la puissance occupante.
Mais que la France en arrive à louer les vertus d’une forme de terreur qui - comme on le vit en Algérie et ailleurs - menaça d’enfoncer dominants et dominés dans la perdition morale et mit en danger leur santé mentale ; que ses dirigeants et intellectuels s’expriment comme ils le font désormais ; que l’on tourne aussi court devant « la chose » - tout ceci signifie que quelque chose de grave et peut-être d’irrémédiable s’est passé dans la culture.
Depuis plusieurs décennies en effet, la France est rentrée dans une phase de glaciation culturelle. Celle-ci n’a guère épargné la gauche. Voilà en partie la raison pour laquelle cette gauche n’a rien à dire lorsque surgissent aujourd’hui, de nouveau, la brutalité et le mépris résultant de l’état d’inessentialité dans lequel on cherche à confiner ceux que la loi du monde a dépouillés de presque tout.
Cette gauche peine à comprendre que la formation de l’inégalité sociale et de la domination politique n’est pas seulement affaire de rapports économiques d’exploitation d’une classe par une autre (la fameuse question sociale), mais qu’elle passe aussi par la négation systématique de l’autre et le refus, au nom de la « race » et de la « religion » , de lui attribuer les mêmes qualités d’humanité qu’Ã soi-même.
Figures de l’ennemi
Qu’il s’agisse des rapports entre nations ou des rapports au sein des nations, la question - la seule, désormais - est de savoir qui est donc mon ennemi, le mien, ici, et maintenant.
L’ennemi, de surcroît, ne peut être désormais qu’un « ennemi de Dieu » - les dieux séculiers y compris (démocratie, sécurité, marché, laïcité, république et ainsi de suite).
Les premiers « prisonniers » de cette sorte de guerre, dans l’Europe d’aujourd’hui, ce sont les « étrangers » , les « intrus » et les minorités raciales.
De même, lorsque l’Europe évoque aujourd’hui sa culture judéo-chrétienne, ce n’est guère pour faire valoir l’impératif fondateur des deux religions qu’est l’universel amour des hommes et des ennemis. C’est pour s’opposer à toute forme de multiculturalité et pour faire valoir l’extrême intolérance du christianisme envers ceux qui sont restés au dehors - les païens et les mahométans.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la régression en cours en France et dans bien d’autres pays d’Europe. L’opinion internationale tarde à prendre la mesure de la pulsion destructrice qui se trouve au fondement des législations adoptées contre les étrangers au cours des dix dernières années par les démocraties européennes.
Quelles que soient les différences entre pays, ce qui gouverne ces législations est celui de « l’état d’exception » - c’est-Ã -dire, en dernier ressort, de la « violence pure » .
La catégorie de l’ « étranger » constitue désormais une rubrique à laquelle sont assignés ceux qui n’ont aucune existence juridique. Leur « lieu de résidence » en attendant l’expulsion, ce sont les centres d’enfermement et les « zones d’attente » - différents lieux extra-territoriaux et extra-légaux, espaces de cruauté et d’inhumanité radicale qu’abrite paradoxalement l’État de droit lui-même.
Une longue tradition nous avait accoutumé à voir dans la guerre la manifestation la plus éclatante de l’affirmation nationale et de la politique de puissance. Cette guerre s’effectuait généralement à l’extérieur des frontières nationales. Le colonialisme en fut l’exemple par excellence. Sa violence extrême découlait du fait qu’il rassemblait les aspects de la guerre de conquête, de la guerre d’occupation, de la guerre totale et de la guerre permanente.
Aujourd’hui, la guerre intérieure a pour but de se débarrasser de la présence de « l’étranger » et de « l’intrus » en notre sein. Il s’agit d’une guerre inscrite dans les interstices de la culture européenne et dans les routines de la vie quotidienne.
La perception européenne du monde extérieur s’étant définitivement brouillée, nombreux sont ceux qui ont conclu qu’il n’y aura pas de « cité universelle » . La quête aujourd’hui vise par conséquent à l’auto-suffisance spirituelle et à l’autarcie morale.
L’on pourrait se demander en quoi ceci est-il si différent du modèle américain et son exceptionnalisme métaphysique.
Par ACHILLE MBEMBE
Le 06-12-2005.
Extrait de la revue Le Messager.
Douala, Cameroun
http://www.lemessager.net/details_articles.php?code=11&code_art=9492
Voir aussi :
racisme
Colonialisme
Police
Bavures