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Ecrit le 30 janvier 2002
Guantanamo : les prisonniers orange
Je connais bien les conditions de détention des prisonniers dans le camp américain de la baie de Guantanamo, parce que je les ai endurées moi-même. Pas dans ce camp de Cuba, mais dans l’obscure cellule de Beyrouth que j’ai occupée cinq ans durant.
J’étais enchaîné au mur, pieds et poings liés. On me frappait la plante des pieds avec du câble. Je n’avais aucun droit. On m’a interdit tout contact avec ma famille pendant ces cinq ans, toute communication avec le monde extérieur.
Pour avoir vécu dans des conditions tout à fait comparables, je suis effaré de voir comment nous - les pays qui se disent civilisés - traitons ces détenus. Est-ce de la justice ou de la vengeance ?
J’ai tout fait pour ne pas me laisser briser par ces cinq années de captivité, et j’ai réussi. Mais je ne dirai pas que ce fut facile. Le plus dur, quand on est emprisonné dans ces conditions, c’est l’incertitude. Vous ne savez jamais ce qui va vous arriver : vous n’avez aucun droit, personne à qui parler, personne pour vous conseiller ou sur qui vous reposer. Vous n’avez que vos propres ressources. Ces hommes, qu’ils soient coupables ou non, vont éprouver ce même sentiment de solitude, d’aliénation.
Pendant quatre ans, j’ai été maintenu en cellule d’isolement, privé de toute compagnie. J’avais toujours les yeux bandés ou, du moins, je devais mettre un bandeau dès que quelqu’un entrait dans la pièce. Je ne voyais jamais aucun être humain. Au début, ça produit un effet bizarre, angoissant, et puis, à la longue, on s’habitue. On apprend à vivre de l’intérieur. Mais c’est pénible, et personne ne devrait être contraint de s’y essayer.
Mon régime alimentaire était très semblable à celui des membres présumés d’Al-Qaida prisonniers des Américains : pain, fromage frais, riz, haricots secs. J’étais nourri convenablement, mais frugalement, et j’ai beaucoup maigri.
J’ai surtout souffert du manque d’exercice physique. Je m’astreignais à faire divers mouvements, attaché au mur. On m’accordait cinq minutes par jour pour aller aux toilettes ; le reste du temps, j’urinais dans une bouteille. Les conditions étaient inhumaines, mais ma condition n’était que trop humaine.
Ce que j’ai vécu ne fait que renforcer ma détermination à dire et répéter que les prisonniers de toute espèce doivent être traités avec humanité, avec justice. Je défends aussi bien les droits de ces terroristes présumés que de tout individu accusé de crimes affreux.
Oh, je n’ai aucune indulgence pour le terrorisme - j’ai de bonnes raisons ! - mais je soutiens que la justice a des règles qu’il faut respecter. Je crains fort que, si aucune mesure n’est prise rapidement pour instituer des procédures loyales et équitables, les résultats à long terme ne soient catastrophiques pour les Etats-Unis. On ne peut pas éradiquer le terrorisme par la seule force des armes ; il faut s’interroger sur ses causes, comprendre ce qui peut pousser des hommes à de telles extrémités.
Que le statut des prisonniers ait été fixé presque exclusivement par le président des Etats-Unis et ses conseillers, voilà qui me paraît très alarmant. C’est un tribunal indépendant qui devrait en décider. Les Etats-Unis semblent changer les règles quand ça les arrange. D’abord, ils ont dit que les terribles attaques terroristes sur New York et Washington étaient des actes de guerre. Maintenant, ils nous expliquent que ces détenus ne sont pas des prisonniers de guerre, que ce sont des combattants clandestins. C’est à un tribunal indépendant d’établir précisément ce qu’ils sont.
Si les Etats-Unis changent les règles à leur gré, ils n’auront aucune autorité morale à faire valoir au cas où d’autres pays jugeraient, condamneraient, voire exécuteraient des suspects américains ou européens. Nous n’aurons plus aucun fondement moral sur lequel nous appuyer si nous laissons perdurer cet état de choses. Les Américains me disent que les tribunaux internationaux les agacent : ils sont trop lents et prononcent trop souvent des verdicts différents de ce qu’ils espéraient. Mais ce n’est pas un argument. Il ne s’agit pas d’aller vite, il s’agit de rendre la justice - et de le faire en toute impartialité.
J’ai été consterné d’entendre une personnalité américaine avancer l’idée que, dans certaines circonstances, un recours raisonnable à la torture pouvait se justifier. Venant d’une nation civilisée, pareille déclaration fait froid dans le dos. La torture n’est jamais justifiée et doit être condamnée sans ambages. Il faudra accorder à ces hommes les droits élémentaires de la défense pendant leur procès, et ce procès devrait se tenir sous les auspices de l’ONU. Il est essentiel de respecter les usages du droit international pour protéger les innocents, et pour protéger les éventuels ressortissants américains et européens qui pourraient, eux aussi, un jour, être confrontés à des circonstances difficiles. Pour une fois, la morale et le pragmatisme se donnent la main.
Terry Waite est ancien envoyé spécial de l’archevêque de Canterbury.
Il a été retenu en otage par le Djihad islamique à Beyrouth,
du 20 janvier 1987 au 18 novembre 1991.
Traduit de l’anglais par Jean-François Kleiner.
©The Guardian.
ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 26.01.02 du Monde
écrit le 30 janvier 2002 :
Les prisonniers orange
Vêtus de tenues orange, menottés et les pieds enchaînés, les 158 prisonniers de la base américaine de Guantanamo semblent des ombres, au loin, sous le soleil torride du camp X-Ray.
Entouré de barbelés de trois mètres de haut et de mauvaises herbes, le camp, ressemble à un endroit perdu au bout du monde. A moins de deux kilomètres, se trouve le côté cubain de l’île.
Les prisonniers, des talibans et des membres présumés d’Al-Quaïda amenés d’Afghanistan, se déplacent peu. Ils sont assis ou accroupis, ou prient peut-être. Soudain, l’un d’eux se redresse et étale une serviette sur le côté métallique de sa cellule, pour se protéger du soleil. D’autres suivent son exemple.
Un groupe de soldats finit de construire trois maisonnettes en bois qui serviront à l’interrogatoire des détenus.
Une demi-douzaine de miradors se dressent autour du camp. Près des cellules déjà occupées, un nouveau bloc comprenant 60 cellules supplémentaires est presque terminé, en dépit du fait que l’armée américaine a suspendu le transfert de prisonniers d’Afghanistan. Devant la porte du camp, sont stationnés des véhicules équipés de mitrailleuses, deux ambulances, et des Marines s’affairent avec leurs fusils d’assaut. A l’arrière du camp, un poteau porte une inscription en arabe indiquant : La Mecque.
« Aujourd’hui, ils peuvent parler entre eux, mais on ne leur permet pas de faire de l’exercice. Environ 400 Corans sont arrivés et vont être distribués aux détenus »indique le plus haut responsable de la base, le général Michael Lehnert. « Mais les détenus n’auront pas le droit pour le moment de recourir à des avocats », précise-t-il.
Des instructions sont données aux militaires qui surveillent les détenus pour faire face à d’éventuels incidents. Cela va de l’avertissement verbal, jusqu’Ã l’utilisation de la force physique ou de balles en caoutchouc. « Nous avons les armes, eux non. Ils le savent », déclare un Marine, montrant les cellules plus loin.
Contestation
Les autorités américaines découvrent, avec une certaine incrédulité, qu’elles se sont mises dans une situation difficile à propos du traitement réservé aux détenus, membres d’Al-Qaida et talibans, sur la base de Guantanamo, dans l’île de Cuba.
Les photos, par ce qu’elles montrent, ont provoqué une protestation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui considère qu’il peut y avoir violation de la convention de Genève. L’émotion a été vive, surtout en Grande-Bretagne, où plusieurs journaux ont reproduit ces photos avec des commentaires indignés. Le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Lord David Russel-Johnston, a déclaré que ces images « devraient soulever des questions chez tous ceux qui sont attachés aux droits de l’homme ». « Nous sommes censés être meilleurs que les terroristes » a-t-il ajouté.
La Fondation médicale pour l’aide aux victimes de la torture, basée à Londres, a déclaré que les précautions prises par les militaires américains vis-Ã -vis des détenus « sont inutilement humiliantes et dégradantes » et que « gagner une guerre n’autorise pas le vainqueur à humilier le vaincu ». Le journaliste anglais Terry Waite, qui a été retenu en otage par le Djihad islamique à Beyrouth, du 20 janvier 1987 au 18 novembre 1991, se dit « effaré de voir comment nous - les pays qui se disent civilisés - traitons ces détenus. Est-ce de la justice ou de la vengeance ? » -
« Ce que j’ai vécu ne fait que renforcer ma détermination à dire et répéter que les prisonniers de toute espèce doivent être traités avec humanité, avec justice. Je défends aussi bien les droits de ces terroristes que de tout individu accusé de crimes affreux ».
« Je crains fort que, si aucune mesure n’est prise rapidement pour instituer des procédures loyales et équitables, les résultats à long terme ne soient catastrophiques pour les Etats-Unis. On ne peut pas éradiquer le terrorisme par la seule force des armes ; il faut s’interroger sur ses causes, sur ce qui peut pousser les hommes à de telles extrémités » (cf Le Monde et The Guardian, du 26 janvier 2002)
Les conventions de Genève
Les quatre conventions de Genève ont été adoptées en 1949. Chacune d’elles porte sur la protection de personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités ; la troisième convention est relative aux prisonniers de guerre.
Ces conventions sont entrées dans le droit coutumier, elles s’appliquent à tous les Etats dans les conflits et à tous les belligérants. Elles ont été complétées, en 1977, par deux protocoles additionnels, afin, notamment, de tenir compte de l’évolution des conflits armés. Le premier de ces protocoles précise le statut de prisonnier de guerre, les Etats-Unis sont parmi les pays qui n’y ont pas adhéré.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) veille au respect de ces textes. Les parties prenantes à un conflit armé sont tenues d’accepter que ses délégués visitent les camps de détenus.
Les combattants : « Tout membre des forces armées d’une partie au conflit est un combattant et tout combattant capturé par la partie adverse est prisonnier de guerre. » Peu importe que les forces armées relèvent d’une autorité non reconnue (le gouvernement taliban par exemple) ; la notion de « combattants illégaux » qu’avancent les Américains n’existe pas dans le droit humanitaire international, qui ne reconnaît que des combattants ou des civils.
Le protocole de 1977 précise que toute personne qui prend part aux hostilités et qui est capturée est présumée prisonnier de guerre et traitée comme tel, jusqu’Ã ce qu’une juridiction compétente tranche sur son statut.
Le traitement des prisonniers de guerre :
– Tous les prisonniers (de guerre ou pas) doivent « être traités avec humanité » et bénéficier des « garanties fondamentales » définies par les conventions de Genève, notamment les garanties judiciaires en cas de poursuite.
– Les textes précisent les conditions de logement, d’alimentation, d’habillement, d’hygiène et de soins dont bénéficient les prisonniers de guerre ainsi que les dispositions qui doivent leur être appliquées en matière de religion, d’activité intellectuelle et sportive, de travail, de ressources pécuniaires, de correspondance.
– Tous les renseignements sur l’identité des prisonniers doivent être communiqués au CICR. Les familles ont le droit de connaître le sort de leurs membres.
Le rapatriement : tous les prisonniers de guerre doivent être libérés à la fin des hostilités et rapatriés « sans délai ». La seule exception prévue est celle des prisonniers poursuivis pour délit de droit pénal, qui pourront être retenus jusqu’Ã la fin de la procédure et le cas échéant jusqu’Ã l’expiration de la peine.
Note du 11 septembre 2006 :
Et si ce n’était qu’une horrible machination ?
Il y a des éléments troublants
Une autre vidéo pose des questions
Si vous préfèrez la version originale en anglais, c’est ici :
http://video.google.fr/videoplay?docid=1336167662031629480&q=Painful+Deception
Note du 16 novembre 2007
Guantanamo : des choses cachées
Un mémo confidentiel de l’armée américaine, daté de 2003, révèle les méthodes et pratiques en vigueur dans la prison de Guantanamo. Posté de façon anonyme sur Wikileaks, un site créé pour accueillir ce genre de « fuites », il fait 238 pages, et, souligne Wired, étonne par la précision des détails visant à régenter tous les aspects de la vie des détenus, jusqu’Ã préciser la façon d’enterrer ceux qui y meurent. On y apprend que, dans un premier temps, les prisonniers n’avaient pas le droit de disposer d’un exemplaire du Coran afin, selon le NYT, d’« exploiter la désorientation des nouveaux arrivants ». Ils devaient aussi rester isolés afin, écrit le Guardian, de les rendre dépendants de leurs gardiens, qui devaient récompenser les plus méritants avec des pains de savon un peu plus grands que les autres, ou en les autorisant à prendre trois douches - et non deux - par semaine.
Les gardiens devaient aussi défiler ostensiblement avec des chiens afin d’exploiter la peur qu’ils inspireraient aux musulmans.
Il leur était par contre interdit de se protéger de la lumière du soleil, ou des ampoules qui éclairent leurs cellules la nuit, et la Croix-Rouge se voyait interdire l’accès à certains d’entre eux, ce qui est illégal au regard des conventions internationales.
http://www.wired.com/politics/onlinerights/news/2007/11/gitmo
Note du 14 janvier 2009
Guantanamo : la torture avouée
Torture : aveu tardif de l’administration Bush
« Nous avons torturé Qahtani ». Ces propos de Susan Crawford, responsable du renvoi des prisonniers de Guantanamo devant les tribunaux au sein de l’administration Bush, dans le Washington Post, sont une grande première. Pas forcément une bonne nouvelle pour les avocats des prisonniers. Cette annonce tardive pourrait précéder une grâce présidentielle de Bush, quelques jours avant la fin de son mandat, pour épargner à son administration des poursuites judiciaires, explique le Guardian. « Après une série de gestes intervenue cette semaine, cette interview prouve que Bush cherche à montrer que fermer Guantanamo serait périlleux », souligne également le New York Times. Car, si Mme Crawford a reconnu que Qahtani, présenté comme le « 20e terroriste du 11-Septembre », avait été soumis à des « isolements prolongés, des privations de sommeil et des mises à nu », elle maintient qu’il s’agit d’un terroriste dangereux et qu’il ne faudrait pas le libérer, rapporte le Times. Si la justice américaine reconnaît cette torture, aucune charge ne pourrait en effet être retenue contre Qahtani.
La fin de la torture ?
Lire ici : http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=93865
Note du 24 février 2009
Selon lemonde.fr :
Le système de détention de Guantanamo vacille
L’arrivée, hier, à Londres du premier détenu de Guantanamo remis en liberté depuis le changement de locataire de la Maison Blanche est le signe que Barack Obama s’attelle à concrétiser la fermeture promise du centre de détention. La libération de Binyam Mohamed constitue un double test, relève Der Spiegel, tant pour Washington que pour le gouvernement britannique. Le cas de cet Ethiopien et ancien résident britannique « pourrait en effet prouver que Londres a toléré, par son silence, la torture infligée par les renseignement américains aux prisonniers de Guantanamo ». L’hebdomadaire indique que l’affaire pourrait aller jusqu’Ã éclabousser l’ex-1er ministre, Tony Blair. L’arrivée de Binyam Mohamed sur le sol britannique promet en tout cas de nombreux rebondissements, note The Guardian, qui fait le point sur les procédures judiciaires en cours. D’autant qu’elle intervient au même moment que la publication d’un rapport du Pentagone appelant à changer les conditions de détention du centre, révèle la BBC. Pour comprendre le « système Guantanamo », le site d’El Pais propose d’ailleurs une remarquable infographie en illustrant les dérives.