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Ecrit le 19 juin 2019
Source : revue-sesame-inra.fr
Océarium du Croisic. Devant le bassin des raies du Pacifique, deux mamies papotent. s’extasient-elles devant la danse gracieuse de ces sélaciens ? Nullement. Ces dames sont en train de se disputer l’art de préparer un beurre noir. Voilà un sport bien français : parler cuisine en toutes circonstances, à table comme au beau milieu d’un aquarium.
Mais cette caractéristique hexagonale pourrait bientôt n’être plus qu’un mythe. Dorénavant, on ne parle plus tant des tendres saveurs d’un beurre roussi que des composés cancérigènes qu’il contient ou des taux de mercure présent dans la chair des poissons. Une bascule profonde qu’analyse Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC)
Pascale Hébel. « En 1995, avant les premières crises de la vache folle, 53 % des personnes interrogées dans nos enquêtes déclaraient que manger comportait un risque important ou très important. Ils sont 74 % aujourd’hui. Les individus ont pris conscience qu’il existait un lien fort entre ce qu’ils mangent et leur santé »
Nous observons un effet de génération très marqué. Lorsque l’on demande à un jeune ce qu’évoque pour lui l’alimentation, il l’associe très fortement aux messages de prévention véhiculés par le Programme National Nutrition et Santé (PNNS) lancé en 2001. Pour lui, manger c’est essentiellement faire attention : pas trop de gras ou de sucre, cinq fruits et légumes par jour. Les catégories les plus âgées n’ont pas la même perception. Elles sont plus sensibles au décorum, à la préparation des plats et à leur présentation, à la dimension de partage
Autre phénomène, l’émergence, depuis une dizaine d’années, du marché de l’éviction. Au tout début des années 2000, moment où s’affirme le lien entre alimentation et santé, les industriels apposent sur certains produits des allégations santé, par exemple la mention « renforce les défenses naturelles de l’organisme » sur certains produits laitiers. L’Europe y met un coup d’arrêt en réglementant strictement leur utilisation, contraignant les acteurs économiques présents sur ces marchés à changer de stratégie. Leur réponse : proposer des produits « sans ». d’abord des gammes sans aspartame, puis des produits sans sel, sans sucres, sans matières grasses et, plus récemment, sans lactose ou sans gluten. Notons qu’il s’agit surtout d’une réaction de la grande distribution plutôt que des industriels de l’agroalimentaire. Un autre facteur a vraisemblablement joué un rôle : la crise agricole de 2015. Il y a désormais une promesse du « sans » dans les assiettes : « sans résidus de pesticides, sans colorants, sans additifs ». Conséquence : dans l’enquête réalisée en 2018, les deux qualificatifs qui arrivent en tête pour définir la qualité d’un aliment sont le bio et le sans, la dimension du goût étant reléguée en quatrième position après les produits frais.
La dimension environnementale est dorénavant très présente dans le champ alimentaire. Depuis 1978, le Crédoc réalise régulièrement la même enquête à partir d’une même liste portant sur de grands sujets de société : le chômage, la violence, la pauvreté en France, la pauvreté dans le monde La dégradation de l’environnement fait partie de cette liste. En 1995, elle préoccupait 7 % des personnes interrogées ; en 2018, elle est passée à 25 % des personnes interrogées.
Les comportements ont changé. En 2017, le marché du bio a progressé de 17 % témoignant de l’importance symbolique évoquée plus haut. Mais ce mode de consommation demeure l’apanage d’une partie de la population, plutôt des cadres éduqués vivant en milieu urbain. Les individus ayant un niveau d’études comparable mais avec des revenus moindres vont plutôt se tourner vers des produits sans.
Enfin, n’oublions pas l’autre moitié des consommateurs (52 %) pour qui le goût, les produits locaux ou le prix restent une dimension importante. Pour les employés ou les ouvriers, le plaisir et le goût surclassent toujours les préoccupations de santé. Pour répondre à la préoccupation environnementale, certains vont mobiliser d’autres leviers, l’approvisionnement local notamment. Les plus âgés sont très sensibles à cet aspect. Leur credo ? Si vous achetez directement à un producteur, celui-ci ne va pas vous empoisonner. Le local c’est aussi, dans l’esprit des gens, moins de transport donc moins de pollution.
d’autres vont avoir plus de mal avec toutes ces injonctions, vécues comme des exigences de riches. Les sociologues américains ont d’ailleurs montré que ce n’est plus tant par l’achat d’une super voiture ou d’un magnifique voilier que l’on marque sa distinction sociale que par ses pratiques alimentaires, le bio ou le manger « sans » figurant parmi les principaux marqueurs. Problème, cela a des conséquences sanitaires pour les catégories les plus fragiles. Je m’explique : voulant copier « l’élite », certaines personnes précaires pratiquent elles aussi des évictions, mais sans complémenter leur alimentation au risque de déséquilibrer leurs apports nutritionnels et d’induire de réels problèmes de santé notamment chez les enfants.
Ces peurs à l’étude.
Les crises sanitaires des années quatre-vingt-dix, puis le scandale de la fraude à la viande de cheval ont eu raison de leurs certitudes : les Français ont peur de manger. Le phénomène est aujourd’hui bien identifié et instruit par les sciences humaines et sociales. « La défiance est désormais la règle, la confiance l’exception », écrivait le professeur en psychologie interculturelle Patrick Denoux, dans son ouvrage Pourquoi cette peur au ventre ?. A la question « Quels sont pour vous les principaux facteurs d’inquiétude ? », les enquêtés ont cité pour les fruits, les légumes et les céréales, le même terme : pesticides. Pour les viandes, c’est « antibiotique » qui arrive en tête, quand le terme « pollution » s’impose pour les poissons.
La course aux appli
Hier, pour faire vos courses, vous consultiez votre liste, griffonnée sur une vieille enveloppe. désormais, c’est portable en main que vous partez à l’assaut des rayons : les céréales que je m’apprête à acheter sont-elles « bonnes pour ma santé » ? Sont-elles trop riches en sucres ? Est-ce qu’elles renferment des additifs cancérigènes, de l’huile de palme ? Un petit coup de scan, et vous voilà propulsé au rang des sachants et autres pros du décodage de l’étiquette. Bien que toutes récentes, ces applis décortiquant la composition des aliments font un tabac. On ne discutera pas des fondements scientifiques de ces applis, controversés dans certains de leurs aspects . Si l’on évoque ici cet outil, c’est parce qu’il illustre pleinement la bascule décrite par Pascale Hébel. En effet, bien loin du goût ou d’autres marqueurs de qualité d’un produit, les trois critères retenus par l’appli pour établir le score sont le sain (Nutriscore), le sans (présence ou non d’additifs) et le bio.
La raison du succès de ces applis tient notamment au fait que, contrairement à d’autres sources de peur (la violence, les accidents de la route), l’alimentation peut être contrôlée. « Ces catégories ont compris qu’elles n’ont pas de prise sur tout un tas de risques, exception faite de celui-là qu’elles ont l’impression de pouvoir maîtriser. » Une maîtrise illusoire pour certains chercheurs. Mais ça, c’est une autre histoire