Ecrit le 1 septembre 2021
Source : laviedesidees.fr
« Rien de plus corrupteur que le sucre » (p. 267) : c’est le constat sans équivoque que James Walvin dresse tout au long de son ouvrage intitulé Histoire du Sucre, Histoire du Monde, retraçant l’histoire du sucre à travers les siècles. Prenant appui sur les dernières études médicales qui pointent du doigt le sucre comme l’ennemi sanitaire numéro un alors même qu’il est devenu omniprésent dans notre alimentation, Walvin se propose de remonter dans le temps pour comprendre comment nous en sommes arrivés là . En détaillant les enjeux de sa production (via la mise en culture de la canne à sucre, plus tard de la betterave), de sa transformation, et de sa commercialisation, l’auteur souligne à quel point cette denrée, aujourd’hui symbole de la consommation de masse, a été intrinsèquement liée au développement politique et économique des sociétés occidentales « ” plus précisément de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis »” et a engendré un désastre écologique, sanitaire et humain.
Walvin n’est jamais neutre face à son objet d’étude : il explique dès les premières pages à quel point le sucre corrompt et détruit les hommes, leur santé, leur environnement. L’ouvrage se lit ainsi un peu comme un réquisitoire, martelant que l’histoire du sucre est d’abord celle de la souffrance humaine et de l’exploitation, tant des hommes que de l’environnement. Mais cette étude se présente également comme une mise en garde contre les méfaits futurs et pluriels du sucre, qu’ils relèvent de considérations médicales ou de problématiques économiques liées au monopole de l’industrie agro-alimentaire.
Du produit de luxe à la consommation de masse
Walvin montre en premier lieu que le goût pour le sucré est très ancien. On retrouve déjà une appétence pour le miel dans les sociétés antiques, et le miel figure en bonne place dans le Coran comme une denrée appréciée du Prophète. c’est d’ailleurs en partie grâce à la diffusion de l’Islam que la canne à sucre, vraisemblablement originaire d’Inde, se propage progressivement hors d’Asie. Les Européens la découvrent dès la Première Croisade en Palestine (1095-1099). Au XVIe siècle, le sucre gagne l’angleterre et la France : il est utilisé dans les confiseries et les pâtisseries, mais limité à une élite fortunée, car son prix est prohibitif. La mélasse, résidu de la canne à sucre, est employée pour produire du rhum, boisson qui se popularise très vite.
Privilège des puissants, le sucre pénètre graduellement toutes les couches sociales en Europe à partir du XVIIe siècle, aidé en cela par l’explosion de la production sucrière dans les colonies de la Caraïbe et par la baisse des prix. Il devient très vite une denrée de base dans le régime alimentaire des Britanniques et des Français ; il accompagne le thé et le café, produits également coloniaux, et est utilisé dans les confitures et pour conserver les fruits.
Le sucre consommé par les gens les plus modestes est de qualité très médiocre, mais il joue un rôle essentiel dans leur alimentation quotidienne pour soutenir le labeur des plus faibles ; les femmes et les enfants en sont ainsi les plus gros consommateurs. Au XIXe siècle, on note d’ailleurs que « les ouvrières survivaient grâce au pain, au sucre et à la graisse, que l’on complétait de portions de viande ». Des études montrent également la corrélation entre l’augmentation de la consommation de sucre et la croissance démographique au niveau mondial au tournant du XXe siècle. En quelques siècles, le sucre devient donc un élément central de notre alimentation,
L’un des enjeux de cet ouvrage est d’analyser le rôle social joué par le sucre à partir du XVIe siècle. De denrée rare, le sucre devient progressivement le symbole de la consommation de masse et des dérives du capitalisme. Il est présent partout, dans les plats préparés et les boissons et est synonyme de la malbouffe. Selon l’auteur, le goût pour le sucre, si élitiste au XVIe siècle, se retrouve aujourd’hui principalement dans les classes populaires. L’ironie est cruelle : pâtissant à présent d’une mauvaise réputation, il est rejeté par ceux qui ont les moyens financiers de ne pas en consommer.
Remède miracle ou poison sanitaire et écologique ?
Le goût sucré a longtemps été associé au miel, connu pour ses vertus thérapeutiques ; il n’est donc guère étonnant que par extension, le sucre ait été vite présenté comme la panacée dans les traités médicaux. Walvin montre cependant que ses ravages ont commencé relativement tôt, affectant d’abord les élites qui étaient les seules à le consommer de manière quotidienne. En témoignent la denture noircie de la reine anglaise Elizabeth 1re au XVIe siècle et celle de Louis XIV, véritable « roi sans dent » dès l’âge de quarante ans. A l’inverse, celle du peuple est peu affectée par les problèmes de carie ; mais dès le XVIIIe siècle, toute la population en Europe commence à avoir les dents gâtées. « C’était la cause de l’état calamiteux des mâchoires, des bouches édentées et des dents pourries » (p. 38).
Ce n’est pas seulement l’Europe qui souffre des méfaits du sucre et de ses dérivés : le rhum, régulièrement utilisé comme monnaie d’échange pour des fourrures, décime les populations aborigènes peu résistantes aux alcools forts.
Aujourd’hui, le sucre est très fortement pointé du doigt comme le grand responsable des problèmes de poids, et plus généralement de santé, Malgré une sensibilisation accrue du public, les consommateurs éprouvent de grandes difficultés à réduire leurs apports journaliers, car l’industrie agro-alimentaire ne cesse de rajouter du sucre sous diverses formes dans ses produits. Cela donne ainsi lieu à une véritable addiction, touchant particulièrement les plus jeunes.
Walvin s’attache également à démontrer que si le sucre raffiné est dangereux pour la santé, il constitue aussi depuis longtemps une menace écologique. La mise en culture des terres caribéennes, d’abord à la Barbade dans les années 1640 puis progressivement dans toutes les colonies de la région, a mené à une déforestation sans limites, et le caractère intensif de la production a très vite suscité des inquiétudes chez les planteurs, confrontés à un épuisement rapide des sols. Le sucre a créé un nouveau monde naturel apparemment né de la géométrie : des terres découpées en carrés et en rectangles, tous entourés de murs et de fossés. " (p. 61)
L’exploitation humaine
L’un des arguments centraux de Walvin est le rôle joué par le sucre dans la réussite des empires européens de l’afrique aux Amériques, via la pratique de l’esclavage. Dès le XVIIe siècle l’Espagne, la France et l’angleterre se mènent une guerre économique sans merci afin de dominer le marché mondial. Afin de satisfaire le goût pour le sucre des populations européennes, il faut une culture exponentielle de la canne à sucre, qui requiert un travail intensif et donc une main-d’œuvre jeune et résistante. Les populations locales, comme les Taïnos, sont décimées dès le XVIe siècle. Plus de 12 millions d’Africains sont alors transportés vers les Amériques. Leurs conditions de vie et de travail sont extrêmement difficiles, et le taux de mortalité est élevé.
L’esclavage finit par être aboli par les différentes puissances européennes au cours du XIXe siècle, mais l’exploitation des travailleurs ne cesse guère. Les esclaves des Caraïbes sont ainsi remplacés par des engagés venus d’Inde, provoquant de nouvelles migrations qui se nourrissent de la misère humaine. Les pays se sont drapés de vertu pour avoir mis fin à l’esclavage tout en continuant à consommer d’immenses quantités de sucre produites par des gens transportés au loin pour travailler dans d’effroyables conditions.
Walvin remarque que rien n’a véritablement changé, en prenant l’exemple des ouvriers agricoles mexicains qui triment toujours dans les champs de canne à sucre sous le soleil écrasant de la Floride.
Les lobbys du sucre et de l’agro-alimentaire, eux, finançent des études biaisées En 1964, trois scientifiques de l’Université Harvard ont reçu 6500 $ chacun : ce qui correspondrait aujourd’hui à 50 000 $ : pour publier des travaux de recherche minimisant l’impact du sucre sur les maladies cardiovasculaires, pour jeter plutôt le blâme sur les gras saturés.