Ecrit le 27 mars 2019
Dans quelle mesure l’origine sociale détermine-t-elle le niveau de vie des individus ? Sur la base d’un échantillon de population née en France et âgée de 27 à 44 ans, on étudie ici comment le niveau de vie des personnes varie selon la profession de leur père.
Les résultats surprennent moins par le constat lui-même que par son ampleur : la France, qui par ailleurs parvient à contenir le creusement des inégalités de revenus, accuse des inégalités de chances importantes, notamment aux deux extrémités de la distribution sociale. Un enfant de cadre supérieur a ainsi 4,5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés. L’origine sociale a un effet très discriminant sur l’accès à un niveau de vie élevé mais aussi sur le risque de faire partie d’un ménage pauvre.
L’étude montre que le sexe ou l’ascendance migratoire, si souvent mis en avant, ont des effets faibles, voire négligeables, par rapport au poids de l’origine sociale.
nés sous la même étoile ?
Reste à cerner les canaux par lesquels s’opère cette influence. Le niveau de diplôme se révèle doublement déterminant : il influence directement le niveau de rémunération de l’individu mais aussi celui de son éventuel conjoint, qui appartient bien souvent au même milieu social que lui. L’inégalité des chances en France est d’abord une inégalité des chances éducatives.
La France fait partie des pays développés les moins inégalitaires en termes de niveaux de vie, grâce notamment à son système de redistribution socio-fiscal. Elle est beaucoup moins bien classée pour l’égalité des chances entre individus d’origine sociale différente, dans le domaine éducatif comme sur le marché du travail.
L’objet de cette étude est de déterminer de manière synthétique le poids de ces différents effets. L’inégalité des chances est abordée ici sous l’angle économique, par la mesure du niveau de vie après redistribution.
Ces études concluent que l’inégalité des chances en France comme dans les autres pays développés est fortement conditionnée par les écarts de réussite éducative entre milieux sociaux.
Par exemple, la part des enfants d’employés est très stable des tranches les plus basses jusqu’Ã 90 % de la population, mais elle est presque divisée par deux dans les 10 % les plus aisés. La part des enfants d’ouvriers décroît, elle, de manière continue : majoritaire au sein des 10 % les plus modestes, elle tombe progressivement jusqu’Ã un quart aux alentours du 9e décile, avant de baisser fortement en haut de l’échelle (un sur six parmi les 10 % les plus aisés, un sur dix parmi les 1 % les plus aisés).
A l’inverse, alors qu’ils pèsent 13 % de la population des trentenaires, les enfants de cadres supérieurs représentent à peine 10 % des personnes dans la moitié inférieure des niveaux de vie. Leur part croît fortement lorsqu’on entre dans la moitié supérieure, jusqu’Ã 35 % au sein des 10 % les plus aisés et près de 50 % au sein des 1 %. Les enfants ayant un père exerçant une profession libérale (médecin, avocat, etc.) sont particulièrement surreprésentés en haut de l’échelle : ils sont un sur dix parmi les enfants de cadres, et même un sur quatre parmi les enfants de cadres faisant partie des 1 %. De même, alors que seule une personne sur cent compte un père chef d’entreprise, cette proportion est multipliée par quatre parmi les 10 % les plus aisés, et par sept parmi les 1 % 6 .
L’inégalité des chances selon la profession du père
Certaines origines sociales sont donc largement sous- ou surreprésentées aux extrémités de la distribution des niveaux de vie des trentenaires. Pour autant, une origine sociale très « favorisée » ne garantit pas d’atteindre un niveau de vie élevé. A l’inverse, une origine « défavorisée » n’interdit pas l’accès au haut de la distribution. L’origine sociale influe en revanche fortement sur la probabilité qu’ont les individus d’atteindre une position plutôt qu’une autre dans la distribution des niveaux de vie. Ainsi, un enfant de cadre supérieur de cette génération a 4,5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aujourd’hui aux 20 % les plus aisés et près de 20 fois plus de chances d’appartenir aux 1 % les plus aisés.
On est bien loin d’une situation d’égalité des chances pure, où chacun aurait une chance sur cinq d’appartenir à un groupe ou l’autre, quelle que soit la profession du père. Ceux dont le père exerçait une profession libérale sont de loin les plus favori-
sés, avec une chance sur deux de faire partie des 20 % les plus aisés, contre une chance sur quatorze d’appartenir aux 20 % les plus modestes. Suivent les enfants de cadres supérieurs et de chefs d’entreprise de plus de 10 salariés, avec deux chances sur cinq de figurer parmi les 20 % les plus aisés, contre une chance sur dix parmi les plus modestes.
A l’autre extrémité, on retrouve les enfants d’ouvriers agricoles, d’ouvriers non qualifiés, de personnels de service aux particuliers (employés de l’hôtellerie-restauration, coiffeurs, concierges, etc.), qui ont environ trois chances sur dix d’appartenir aux 20 % les plus modestes contre seulement une chance sur dix aux 20 % les plus aisés. L’origine sociale a donc un effet plus discriminant sur l’accès à un niveau de vie élevé que sur l’appartenance à un ménage modeste. En revanche, les chances d’accès aux extrémités de la distribution sont comparables pour les enfants d’agriculteurs de grande exploitation, d’artisans, d’agents de maîtrise et d’employés (notamment les enfants de policiers et militaires).
Que les écarts moyens de niveau de vie entre personnes varient fortement selon la catégorie sociale du père ne signifie pas pour autant que l’origine sociale détermine le niveau de vie des individus. En effet, on observe également une forte diversité de niveau de vie parmi les individus de même origine sociale . Et des écarts apparaissent aussi selon d’autres caractéristiques comme le sexe, l’âge ou l’origine migratoire.
Comment expliquer ces écarts ?
Le niveau de vie d’un individu dépend à la fois de la structure de son ménage (nombre d’enfants, présence d’un conjoint) et de ses revenus. Ces derniers dépendent quant à eux en grande partie du niveau de diplôme atteint par l’individu et son conjoint. La question est donc de savoir dans quelle mesure le poids de l’origine sociale sur le niveau de vie des
individus, qu’on vient de mettre en évidence, s’explique en fait par l’influence que cette origine sociale exerce sur les modèles familiaux (type de famille, choix du conjoint) d’une part, sur le niveau de diplôme atteint par les individus d’autre part.
Les écarts de revenus sont fortement liés aux écarts de niveau de diplôme entre catégories d’origine. L’influence de l’origine sociale sur le niveau de vie des individus transite pour moitié par l’influence qu’elle exerce sur le niveau de diplôme obtenu.
La part d’influence de l’origine sociale sur le niveau de vie qui demeure au-delà même de son effet sur les parcours scolaires et universitaires peut tenir à des phénomènes d’homogamie sociale dans la formation des couples, puisque près des trois quarts des trentenaires ont un conjoint : le fait que les individus d’origine modeste soient plus souvent en couple avec des personnes de même origine sociale « ” donc moins diplômées et ayant plus difficilement accès au marché du travail »” influe potentiellement sur le revenu
total de leur ménage.
Apparaît alors un phénomène connu d’homogamie éducative : les diplômés sont en couple avec des diplômés. Ainsi, l’homogamie éducative résulte de l’interaction entre homogamie sociale et inégalité des chances : c’est parce que les enfants d’ouvriers se mettent plus souvent en couple entre eux et que les enfants de cadres supérieurs font de même, et parce que la réussite scolaire est moins élevée chez les premiers que les seconds, qu’un enfant d’ouvrier a moins de chances d’être en couple avec un bachelier qu’un enfant de cadre, quand bien même les deux ont
atteint le même niveau de diplôme .
Mais il tient peut-être aussi à la moindre capacité des individus d’origine modeste à valoriser les diplômes qu’ils ont obtenus (influence du réseau social, développe-
ment de compétences plus informelles).
d’autres dimensions pourraient être prises en compte, comme le patrimoine hérité, qui est susceptible d’apporter des revenus
supplémentaires.
Conclusion :
Dans les générations qui ont aujourd’hui entre 30 et 45 ans, l’accès à un niveau de vie élevé comme le risque d’être en situation de pauvreté varient fortement selon l’origine sociale. Cet effet s’avère beaucoup plus déterminant que l’origine migratoire, le sexe ou l’âge de l’individu.
Cet effet s’explique largement par l’influence de l’origine sociale sur le niveau de diplôme atteint par les individus : l’inégalité des chances éducatives contribue pour moitié aux écarts de niveau de vie moyen entre enfants d’ouvriers et enfants de cadres et pour moitié également à l’écart de chances entre eux de faire partie des 20 % des ménages les plus aisés.
d’autres effets « hors diplôme » sont à l’œuvre, notamment l’homogamie sociale qui, couplée à l’influence sur la réussite éducative, conduit à ce que les conjoints des enfants d’ouvriers sont significativement moins diplômés que ceux des enfants de cadres. A noter que les écarts de structures familiales (nombre d’enfants, situation maritale) entre classes sociales sont faibles et ne semblent jouer aucun rôle significatif sur les écarts de niveau de vie.
Monsieur Crade et Monsieur Propre
Une expérience classique a montré l’effet de la comparaison sociale sur l’estime de soi. Des étudiants qui postulaient pour un boulot d’été remplissaient des questionnaires de recrutement, pendant que l’on faisait rentrer dans la même pièce un pseudo-étudiant, venu lui aussi poser sa candidature. Ce comparse était tantôt un « »‰Monsieur Propre« ‰ », beau, bien vêtu, un livre de métaphysique sous le bras, tantôt un « »‰Monsieur Crade« ‰ », mal rasé, aux habits froissés, avec dans ses affaires un roman pornographique minable
l’apparition de Monsieur Crade permettait une envolée des résultats obtenus aux questionnaires d’estime de soi dissimulés dans la liasse des tests demandés aux vrais candidats pour le travail d’été, tandis que l’entrée de Monsieur Propre les faisait plutôt flancher !
Source : Magazine Sciences Humaines 2013