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Ecrit le 24 février 2021
Vite, toujours plus vite, Toute société, quelle qu’elle soit, a son propre rythme qui régit la cadence de ses activités et règle la vie de ses membres. c’est ainsi que furent installées les premières horloges dans les monastères au XIII° siècle, pour régler les différentes phases de la vie monastique. L’horloge au château, réglait la vie des habitants tout comme celle des Forges réglait la vie des ouvriers des hauts-fourneaux.
VIte, toujours plus vite, Laurent Vidal s’est intéressé aux hommes lents, à ces laissés-pour-compte du rythme moderne. Mobilisant peintures, œuvres philosophiques et poèmes, il nous amène à voir comment la lenteur est devenue une qualité sociale discriminante, attribuée à des figures diverses, du Moyen Âge à nos jours : l’ « Indien paresseux » et le Noir « indolent », l’ouvrier « lambin », « fainéant », l’exilé contemporain, etc.
l’auteur décortique alors avec soin les évolutions sémantiques de ces nombreux adjectifs gravitant autour du terme central de lent. l’attention aux mots se retrouve d’ailleurs dans l’écriture elle-même, claire, soignée sans être prétentieuse.
Soulignons que l’essai revêt une dimension politique évidente (« faire face et front à un discours que l’on reçoit constamment, qui est le discours de l’efficacité, de la promptitude »). Il prolonge ainsi l’action de ces hommes lents qui ont su subvertir les temps modernes par les changements de rythme, en ralentissant la cadence à l’usine, expérimentant de nouvelles musiques, ou occupant les temps morts dans ces « territoires de l’attente » que sont les quais des villes-ports de l’atlantique.
Une généalogie de la discrimination des lents
Dans l’introduction de cet essai, Laurent Vidal s’inspire du géographe brésilien Milton Santos et du poète Aimé césaire pour contester « l’a priori d’une inadaptation fondamentale des lents au monde moderne ». Et il consacre son premier chapitre à la généalogie de cette inadaptation, en commençant par l’étymologie du terme latin lentus : désignant à l’origine une forme molle, flexible, dans le monde végétal, son sens se restreint au XVIe siècle pour désigner une valeur temporelle.
Des théologiens comme le dominicain Guillaume Peyraud associent ainsi dès le XIIIe siècle le découragement à l’oisiveté et à la lenteur. A cette lutte religieuse contre la paresse coupable s’ajoute un souci marchand de la promptitude dans le domaine économique.
Se dessine alors en creux une première figure sociale de l’homme lent qu’incarne idéalement, pour les Européens de la fin du XVe, l’ « Indien paresseux » du Nouveau monde. Au XVIIIe siècle, la lenteur sous toutes ses formes est perçue comme une entrave au bon fonctionne-ment de la société.
La vitesse inédite de la vapeur et de ses applications industrielles alimente une « guerre aux lents », objet du second chapitre. Le machinisme et la multiplication des montres et horloges imposent au corps des ouvriers une nouvelle discipline temporelle. Les termes « lambin » et « lambiner » stigmatisent ainsi, dès la fin du XVIIIe siècle, les travailleurs trop peu rapides. Colonisés, amérindiens et Noirs sont aussi accusés d’ « indolence », relégués en bas d’une hiérarchie sociale et raciale fondée notamment sur la vitesse.
Dans une hypothèse audacieuse, Laurent Vidal propose même de voir dans la « mise en camps » d’un certain nombre d’indésirables sociaux par le régime nazi « l’aboutissement de l’enfermement métaphorique dans des catégories discriminatoires de celles et ceux dont les gestes au travail et le mode de vie ne paraissent pas adaptés aux nouvelles normes rythmiques de la société » .
Le pouvoir subversif des changements de rythme
Le troisième chapitre fait directement écho aux ruptures de rythme des hommes lents qu’il sert à introduire, ruptures « dont l’usage inattendu et inopiné peut devenir un moyen de contestation de leur mise à l’écart ». Ces ruptures, au cœur du quatrième chapitre, prennent des formes diverses. Des esclaves ralentissent par exemple, dès le XVIIIe siècle, le travail dans les plantations, aux États-Unis et au Brésil. Des ouvriers écossais font de même à la fin du XIXe siècle pour obtenir une augmentation de leur salaire. Ils lancent ainsi un mouvement nommé Go Canny (« allez-y lentement »). Le sens de certains termes péjoratifs est parfois détourné, comme dans le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880) ou l’apologie des oisifs (1877) de Robert Louis Stevenson.
Mais ce sont surtout les villes-ports de l’atlantique, Rio de Janeiro et La Nouvelle-Orléans en tête, et leur population de travailleurs peu qualifiés, les roustabouts, qui intéressent Laurent Vidal. Composée de déplacés Noirs et européens, anciens esclaves et immigrés, cette population alterne activité frénétique et temps morts. Elle fréquente aussi les « honky tonks » (des bars musicaux) où s’inventent ragtime, crioléus et stink music, autant de formes culturelles, corporelles et sensibles, qui envisagent « l’hypothèse d’un autre rapport au temps : non plus un temps qui domine, mais un temps qui libère »
l’auteur pose, à l’approche de sa conclusion, une question fondamentale : « et si la catégorie des hommes lents relevait des structures même de sociétés humaines, au lieu de surgir et se développer dans une conjoncture spécifique ? » . Les exemples nombreux de classification sociale entre rapides et lents, notamment chez les tribus aborigènes australiennes étudiées par l’anthropologue Carl Georg von Braudenstein, le suggèrent. Laurent Vidal s’empresse toutefois de dépasser l’affrontement entre conjoncturel et structurel : « si l’habitude de caractériser certains individus par la lenteur semble immuable (attestée dans différentes cultures et à divers moments), elle finit (du moins dans le monde occidental) par se transformer pour devenir au cours de son développement temporel [] une forme de discrimination sociale »
Et les femmes lentes ?
En conclusion, Laurent Vidal esquisse les contours de ce que seraient les figures contemporaines des hommes lents, exilés et GiletS jaunes, hommes et femmes. Pourquoi ne pas avoir parlé de ces dernières avant ? Pour l’auteur, « c’est aux hommes que s’adressaient prioritaire-ment les discours de mise au travail ». l’assertion a de quoi surprendre. Les femmes n’ont jamais été absentes du travail salarié, même industriel. Et en se focalisant sur le salariat urbain, l’auteur néglige toutes les nuances du travail à l’époque moderne, dans lequel les femmes occupent une place centrale, aux champs ou dans les ateliers domestiques. Bien qu’exclues de la plupart des corporations, elles exercent librement certains métiers, notamment dans le petit et le grand commerce, et possèdent même parfois des entreprises. Nous ne voyons donc pas pourquoi elles auraient échappé aux injonctions à la rapidité et aux discriminations par la lenteur qui touchent les hommes.
De plus, l’accusation d’oisiveté, dont Laurent Vidal montre bien la place dans les hiérarchies sociales et raciales, nourrit aussi les hiérarchies de genre dans les espaces public et domestique. En 1531, un homme ayant tué sa femme obtient une grâce royale en dénonçant l’inactivité de cette dernière au foyer ! Bref, il y avait là tout un imaginaire discriminant autour des femmes lentes, molles, paresseuses ou corruptrices, qui aurait eu toute sa place dans cet essai.
Laurent Vidal. Les hommes lents"¯ : résister à la modernité, Flammarion, 2020. 306 p., 20 €.
Article de Côme Souchier