Ecrit le17 mars 2021
Un jour, l’empereur de Chine fait appeler auprès de lui son peintre. « Peins-moi sur ce rouleau un crabe ». « Il me faut vingt ans » , répond le peintre. Et pendant vingt ans, l’empereur subvient à l’existence du peintre. Cependant, l’artiste se promène. Sur les plages, il vagabonde, il contemple, il apprend, il calcule. Au terme qu’il s’était fixé, le voici devant l’empereur. « Ton tableau ? ». « qu’on m’apporte un rouleau, des pinceaux. » On fait cela, on déroule une soie. Et, d’un seul trait miraculeux
Cette petite histoire chinoise nous juge. Quel artiste aujourd’hui, en France, passerait (nous pensons : gaspillerait) vingt ans de sa vie à une telle contemplation ? Quel écrivain, au bout d’une longue méditation, oserait redire le mot de Racine : « Ma tragédie est faite, je n’ai plus qu’Ã l’écrire » ? Et nous-mêmes - homme d’affaires, professeur, journaliste de métier ou d’occasion, ou autre : pensons-nous seulement qu’il vaille la peine de « perdre son temps » ?
Nous faisons tout avec hâte. Nous lisons un livre en quelques heures, d’un Å“il agile, plus rapide que notre cerveau ; dès que nous l’avons terminé, nous n’y songeons guère, tout absorbés que nous sommes déjà par une autre tâche. Nos lettres se réduisent à quelques mots, juste l’essentiel, brèves nouvelles, service à demander, remerciements à adresser, quand nous y songeons. Ceux qui sont chargés de rédiger les lois les bâclent si vite qu’il leur faut, dès le lendemain, en rectifier les multiples erreurs. Le journal quotidien nous offre ses gros titres qui nous dispensent de lire plus avant. Le téléphone obsédant hache nos journées par son intrusion permanente et indiscrète et nous interdit toute réflexion suivie. Les rendez-vous s’accumulent et se bous-culent en une sarabande où nous nous épuisons à les poursuivre. Nous nous laissons entraîner par ce rythme irritant et secrètement délicieux de la vie moderne, en répétant comme une excuse, ou comme une affirmation de notre impor-tance ? : « Je n’ai pas le temps. »
Il est vrai que nous n’avons plus le temps de vivre. Les heures sont trop étroites parce que nous voulons les remplir de ce qui nous intéresse, nous est utile ou nous distrait : de nous-mêmes en un mot et de nous seuls. Le progrès y concourt admirablement et diaboliquement. Il nous offre mille moyens de penser plus vite, de correspondre plus vite, de nous déplacer plus vite, de tout créer, de tout détruire plus vite. On ne peut pas composer avec ses exigences : il faut tout accepter ou tout refuser. Mais qui sait dire non ?
Sans doute beaucoup ont-ils une excuse : la vie d’une grande ville et surtout celle de Paris est plus responsable, pensons-nous, que nous-mêmes. Pour le Parisien, ce qui n’est ailleurs que contrainte parfois gênante devient une obsession. Il perd en déplacements plusieurs heures chaque jour. Quand on a contemplé mêlé à lui et conscient une seconde, le morne trou-peau qui se presse et se bouscule dans les couloirs du métro, courant, grimpant, ou dégringolant les escaliers pour franchir le portillon avant la fatale fermeture (deux minutes, deux minutes gagnées ! ), on a honte de soi, de sa condition d’homme et de la civilisation. Brefs instants de lucidité . De nouveau, le rythme de la grande ville nous saisit, nous emporte dans la foule, inertes, pareils aux cailloux de la mer que le flux et le reflux ballottent et entrechoquent.
Après un magnifique hommage rendu à Paris, Paul Valéry ne peut s’empêcher avec son habituelle lucidité de douter de son avenir : " Nous l’avons connu capitale de la qualité et capitale de la critique. Tout fait craindre pour ces couronnes que des siècles de délicates expériences, d’éclaircissements et de choix avaient ouvrées. Il n’est plus temps de craindre, comme en 1931, mais de dénoncer le péril. Paris, tête monstrueuse d’un trop petit corps, absorbe toutes les forces du pays. Il détient presque tout le crédit de la France. Insatiablement, il en attire les artistes, les écrivains, les savants, toute la substance pensante. Il est l’aboutissement nécessaire de toutes hiérarchies. Il consacre tous les talents. Il décide tout. Il domine tout. Il truste tout.
En face de lui, secrètement humiliée, privée de ses meilleures forces, la province se meurt doucement. Pourtant, dans nos petites villes ou à la campagne, se transmettent encore les principes d’un art de vivre qui sait le prix du temps. La lecture et la libre conversation y trouvent leur place. La réflexion et la méditation n’en sont pas absentes. Le médecin a le temps d’examiner son malade ; le professeur, de préparer ses cours ; le juge, de juger ; le commerçant, de cal-culer et de prévoir. Les relations y sont personnelles : on connaît les habitants de son quartier et leur histoire. Des rapports vraiment humains s’y établissent. Et si les haines y sont tenaces, c’est le signe que les amitiés peuvent y être profondes. On professe, même si on n’en a pas conscience, que la vie a son rythme qu’il n’est pas bon de violer. présent, passé et avenir s’équilibrent. Il n’y a pas de minutes perdues, parce qu’ on accepte de ne pas remplir toutes les heures d’une stérile agitation.
La vérité est que nous cherchons toujours à nous faire illusion. Pascal, le plus péné-trant de nos moralistes, a analysé au XVIIe siècle , avec une lucidité définitive, la raison de notre soif de « divertisse-ment » : « Les hommes, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, écrit-il, ils se sont avisés , pour se rendre heureux, de n’y point penser. »
Et comme il n’y a pas de meilleur moyen , nous semble-t-il, pour ne pas avoir à penser que d’agir, nous nous étourdissons dans une activité toujours plus tyrannique. « Ainsi, poursuit Pascal, nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre. Nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses. Misérable et dramatique comédie que nous nous jouons à nous-mêmes ! » Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. « Mais n’en savons-nous pas la fin inéluctable ? » Le dernier acte est sanglant, conclut Pascal, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. "
Il nous faut prendre conscience du danger que représente pour l’équilibre vital d’un pays, une ville géante où il n’y a plus un temps pour chaque chose et qui absorbe les meilleures forces pour les stériliser presque toutes. Les remèdes sont multi-ples. Les principaux résident dans une décentralisation administrative et écono-mique. Il faut que l’avancement des fonctionnaires puisse se faire sur place et que Paris cesse de devenir l’unique objet de convoitise de ceux qui ont de légitimes ambitions. Il faut que le réseau ferroviaire, et plus généralement l’ensemble de nos communications ne convergent plus vers la capitale. Il faut développer un certain régionalisme ; favoriser les universités et les centres culturels de province ; équiper les théâtres ; moderniser les musées ; édifier des stades ; promouvoir une intelli-gente politique du logement.
L’exemple des Etats-Unis nous offrirait d’utiles sujets de méditation. Ou plus simplement la fable de La Fontaine : Les membres et l’estomac.
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Cet article aux accents quasi prophétiques frappe par sa lucidité ; il a été écrit en 1946 par Jacques Pascal, avocat au Barreau de Paris.